Lundi 23 décembre 2024
vendredi 21 avril 2017

L’abattage rituel au cœur de l’actualité

L’interdiction de l’abattage des animaux sans étourdissement préalable revient régulièrement dans l’actualité ces dernières années, en Belgique tout autant que dans d’autres pays européens, comme ORELA s’en était déjà fait l’écho en octobre 2015 à l’occasion de la fête de l’Aïd el Kébir. Caroline Sägesser relevait alors que la mobilisation en faveur du bien-être animal croît depuis plusieurs années — ce dont témoigne notamment le renforcement de la législation européenne —, même si elle notait aussi que cette mobilisation est souvent plus appuyée pour s’opposer à l’abattage rituel que pour dénoncer les conditions de vie des animaux dans l’élevage intensif. Ce qui conduit d’aucuns, en retour, à refuser de culturaliser le débat et à ne pas vouloir restreindre la liberté de religion en la matière, tant que la problématique des conditions dans lesquelles fonctionne la filière alimentaire animale ne sera pas traitée dans son intégralité…

En effet, divers règlements de l’Union européenne, dont le dernier, adopté en 2009, est entré en vigueur le 1er janvier 2013 (CE n° 1099/2009) interdisent l’abattage conventionnel des animaux sans étourdissement préalable, tout en accordant aux États membres le droit de reconnaître des exceptions en faveur de l’abattage conforme à un rite religieux — à condition que celui-ci soit effectué dans un abattoir agréé et permanent, comme cela a été interprété tant par le Conseil d’État que par des tribunaux belges. C’est ce règlement de 2013 qui avait conduit à l’interdiction des abattoirs temporaires d’ovins en Flandre et en Wallonie lors de l’Aïd, puis plus récemment en Région bruxelloise — en Belgique, l’essentiel de la protection et du bien–être animal relève en effet désormais des Régions, et ce depuis la dernière réforme de l’État. Cette interdiction s’appuyait sur un avis favorable, rendu le 11 juin 2015 par le Conseil d’État, relativement à l’interdiction de procéder à l'abattage des ovins sans étourdissement préalable à leur égorgement dans des établissements temporaires — et faisait suite à la prohibition de l’abattage à domicile, qui l’avait précédé.

L’article 13 du Traité de Lisbonne prévoit que dans les différentes poltiques menées par l’Union ou ses États membres, l’on tienne compte du bien-être des animaux considérés en tant qu’êtres sensibles, dans le respect toutefois des dispositions légales ou des usages en matière, notamment, de rites religieux. Nombre de pays géographiquement européens (Norvège, Suède, Islande, Suisse, Danemark, Liechtenstein ; Finlande, Grèce, Luxembourg, Lettonie, Estonie, Slovénie…, ainsi que plusieurs provinces autrichiennes et l’Espagne pour les seuls ovins) n’autorisent pourtant aucune dérogation, ou limitée (à savoir un étourdissement post-égorgement), à l’interdiction de l’abattage sans étourdissement.

Dans plusieurs de ces pays, les communautés musulmane et juive importent dès lors de la viande halal et cacher ­— quoiqu’il ne faille pas confondre leurs pratiques, dont les niveaux d’exigence rituelle et sanitaire ne sont pas comparables, ni leur niveau de fiabilité au regard des impératifs religieux. Cette importation se fait en provenance d’États qui autorisent l’abattage rituel dérogatoire, augmentant le volume de production de telles viandes dans ces pays et, également, l’opposition qu’y suscite leur mode de production. En Belgique, l’association de défense des animaux Gaïa, soutenue en cela notamment par la Fédération des Vétérinaires européens, s’y emploie depuis de nombreuses années, mettant en évidence le contournement à ses yeux continu de la loi et avançant l’argument selon lequel l’égorgement provoquerait une douleur intense chez l’animal.

L’abattage rituel dérogatoire était la norme en Belgique, du moins jusqu’en 2017, et c’est toujours le cas en France : en 2013, le Conseil d’État y a jugé que les dispositions européennes ne portaient pas atteinte au principe de laïcité, qui impose notamment que la République garantisse le libre exercice des cultes. La dérogation à l’étourdissement préalable est toutefois encadrée et l’abattage rituel doit en France observer des conditions strictes relatives aux abattoirs et aux sacrificateurs, lesquels doivent être habilités par des organismes religieux agréés par les pouvoirs publics. On se souviendra qu’avec l’affaire Cha’are Shalom Ve Tsedek, une association juive s’était vu refuser cet agrément, accordé en revanche au Consistoire israélite de Paris, un refus ministériel qu’avait en 2000 confirmé la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg.

Ce conflit complexe, en Belgique comme ailleurs en Europe, met en tension deux principes : le droit à la liberté de religion et le respect du bien-être animal — même si la sécurité alimentaire est elle aussi en jeu. D’aucuns y voient une manière déguisée de s’en prendre une fois encore à la religion musulmane, dans un contexte déjà tendu. En Belgique, ce sont en particulier les contempteurs du parti nationaliste et populiste flamand N-VA qui ont perçu chez ce dernier une façon de flatter le sentiments anti-musulmans de son électorat en se faisant le champion du bien–être des animaux. Car l’interdiction des abattoirs provisoires en 2015 visait une fête du sacrifice prescrite par l’islam, tandis que la N-VA — à la tête de la Ville d’Anvers — avait dans le même temps cédé face aux pressions de la communauté juive locale qui s’opposait avec vigueur à une interdiction totale de l’abattage sans étourdissement.

Le Conseil d’État a d’ailleurs rappelé, en juin 2016, et ce dans un avis rendu au sujet de deux propositions de décret alors déposées au Parlement flamand, que malgré le but légitime poursuivi, une interdiction générale porterait atteinte, et de manière disproportionnée, à la liberté de religion. Son avis était pourtant nuancé, puisqu’il renvoyait au législateur la responsabilité de trouver un équilibre entre respect de la liberté de religion et réduction de la souffrance animale. Rappelons que la distinction entre la pratique généralement admise et la dérogation accordée pour motifs religieux réside dans le caractère conscient ou inconscient de l’animal lorsqu’il est abattu : l’abattage rituel exige que l’animal soit vivant et conscient au moment d’être égorgé ; l’étourdissement consiste en une décharge éléctrique dans le cerveau de l’animal pour le plonger dans l’inconscience avant de l’abattre.

La question est revenue sur le tapis en 2017 : deux propositions de décret (MR et CdH) ont d’abord été déposées sur la table du Parlement wallon en janvier, réclamant l’interdiction généralisée, et ce sans attendre la réponse à une question préjudicielle posée à la Cour de Justice de l’Union européenne — l’on verra cependant si le Conseil d’État y fait droit. Le débat est depuis lors en cours en Wallonie, mais a été accéléré récemment par un texte de comprimis qui viserait à abroger ce qui est dérogatoire au prescrit général du fait de la loi fédérale de 1986 et de l’arrêté royal de 1988, qui comme en France impose un cadre, notamment en matière d’habilitation des sacrificateurs, aux deux cultes autorisés à pratiquer le sacrifice rituel.

En Flandre, le gouvernement régional, en ce compris la N-VA donc, qui a sur cette question désormais lâché la communauté juive, a trouvé en mars dernier un consensus qu’il recherchait depuis de longs mois et s’est mis d’accord, lui aussi, sur une interdiction généralisée à compter de 2019 — notons qu’au vu de ces développement récents en Wallonie et en Flandre, il sera difficile pour la Région bruxelloise de ne pas légiférer, au risque sinon de voir confluer sur son territoire ce qui sera prohibé ailleurs. Le décret flamand — et le projet wallon le suit parfaitement sur ce point — tentera d’imposer deux techniques particulières qui sont supposées satisfaire aux attentes des uns et des autres, mais se heurteront néamoins aux prescrits religieux, surtout juifs : l’électronarcose non léthale, avant égorgement, pour les ovins et par la suite pour les bovins quand cette technique leur aura été adaptée ; dans l’intervalle la méthode dite de « post-cut stunning » pour les bovins, à savoir un étourdissement directement après la saignée.

Si du côté musulman, malgré un rejet du projet de décret, une porte semble laissée ouverte à un possible dialogue, du côté juif, la réaction aux initiatives wallonne et flamande a été immédiate et vive, jusqu’à faire un parallèle avec la première ordonnance nazie anti-juive promulguée en Belgique en octobre 1940, laquelle en effet interdisait l’abattage rituel — une analogie qui a heurté nombre de démocrates et de responsables politiques, jusqu’à la présidente du Sénat. La réaction juive a été le fait tant de responsables religieux et associatifs que de militants juifs laïques, lesquels se sont indignés que l’on s’en prenne à une pratique ancestrale considérée à leurs yeux comme parfaitement respecteuse de l’animal, et que l’on renvoie le procès de barbarie aux juifs et aux musulmans alors que cette barbarie serait consubstantielle au traitement des animaux dans notre société.

Le débat a révélé toutefois des lignes de fracture parmi les juifs laïques : le rédacteur en chef de la revue Regards a ainsi fustigé l’interdiction sans autre forme de procès, tandis que le Centre communautaire laïc juif (CCLJ) dont Regards est l’organe a invité les autorités religieuses à actualiser la prescription rituélique pour la conformer à la loi civile. L’inquiétude est d’autant plus vive dans les rangs juifs et musulmans que des brèches s’ouvrent progressivement en faveur d’une interdiction systématique de l’abattage rituel dans d’autres pays européens, comme au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en France — ou trois des quatre principaux prétendants à l’élection présidentielle se sont prononcés en faveur d’une généralisation de l’étourdissement préalable.

L’on connaît l’exemple de la Nouvelle-Zélande, grand exportateur de viande halal, où les animaux sont néanmoins étourdis par électrochoc, dans le respect manifeste des préceptes islamiques, ou en Irlande, où ils sont anesthésiés directement après l’égorgement : ce qui convient à des musulmans aux antipodes où dans les Îles britanniques — voire dans les nombreux pays musulmans, comme l’Indonésie, la Malaisie ou la Jordanie, qui achètent leur viande en Nouvelle-Zélande — ne satisfait pas d’autres, parmi lesquels ceux qui s’expriment et agissent au nom de l’islam de Belgique. Et ce en particulier quand les propositions émises pour s’aligner sur ces pratiques viennent des pouvoirs publics. En France, les autorités musulmanes se sont pourtant montrées partagées à ce propos lors de leur audition, en mai 2016, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale : le recteur de la grande Mosquée de Paris a ainsi affiché qu’il n’était pas opposé à l’étourdissement préalable, au contraire de son homologue de la grande Mosquée de Lyon.

Le problème est éthique et politique, mais aussi économique. Le marché du halal, gonflé par le marketing, la multiplication des interdits et la liste des produits « autorisés », bien au-delà de l’alimentaire, est potentiellement immense, et son périmètre ne cesse de croître. Grandes sont les convoitises en la matière, entre un marché qui produit du droit religieux pour justifier son emprise sur des consommateurs captifs, des industriels qui développent la production de « biens de croyance » et des agences de certification qui fabriquent des normes à des fins commerciales ou à des fins d’emprise sur une communauté.

Cette marchandisation du halal est entre autres pour expliquer que jusqu’ici les pays européens qui comptent d’importantes communautés musulmanes n’aient pas procédé à une interdiction de l’abattage rituel, sans compter que les organisations de consommateurs n’y ont pas eu le même impact qu’en Europe du Nord. Constatant dans le chef des industriels le défaut de traçabilité de la viande abattue rituellement, la sociologue Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste du consumérisme religieux (Le marché halal ou l’invention d’une tradition, 2017) a mis en évidence qu’en France, environ un tiers des animaux mis à mort dans les abattoirs l’étaient selon un mode rituel — la proportion est largement supérieure lorsque l’on prend en considération les seuls ovins —, au mépris de l’information du consommateur. Ce constat rejoint là celui d’une surproduction en Europe de viande conforme au halal et dès lors sa forte présence dans les circuits de distribution conventionnels, sans étiquettage spécifique pourtant.

C’est un débat difficile et complexe donc que celui de l’abattage rituel, inhibant pour les uns et douloureux pour les autres, tout comme l’a été et l’est encore celui de la circoncision, parce qu’il mettent tous deux des droits essentiels en opposition. Il l’est également parce que notre rapport aux animaux et à leur consommation a évolué, notamment du fait d’un courant philosophique, l'animalisme, qui en fait des êtres doués de sensibilité, disposant donc de droits, notamment celui de ne pas être maltraités. Mais aussi parce que ce débat ne peut faire l’économie, au-delà des arguments hygiénistes de part et d’autre, d’une réflexion sur le sens du rite, voire du licite et de l’illicite ou du pur et de l’impur, dans une société post-moderne qui paraît n’avoir d’autre choix que d’abandonner aux religieux le soin de définir ce qui est dérogatoire à la loi civile. Enfin, parce qu’il ne peut être délié de la réflexion sur une douleur animale et une maltraitance industrielle qui persisteront bien évidemment, et ce quelle que soit la méthode de mise à mort infligée aux animaux.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

Aller au haut