L’importance prise par la notion de liberté religieuse dans les affaires internationales va de pair avec la « sécuritisation de la religion », à savoir le traitement de cette dernière comme un facteur de risque. La religion est en effet vue avant tout comme source ou victime de violence. La défense de la liberté religieuse vise dès lors à protéger la « bonne religion » respectant les règles de modération inhérentes à la démocratie contre les extrémismes, dans l’espoir que le libre exercice de sa foi par chacun prévienne le conflit. Cela a été le leitmotiv des stratégies diplomatiques face à la résurgence du sacré sur un mode traumatique (terrorisme, guerres, etc.) depuis les années 1970, et plus encore après le 11 Septembre 2001.
Paradoxalement, l’UE adopte cette approche lors même que les pays précurseurs en la matière tendent à s’en distancier. Les États-Unis avaient établi la liberté religieuse comme axe structurant de leur action extérieure en adoptant un texte fondateur en 1998 (International Religious Freedom Act) et en déployant un dispositif institutionnel fourni tant au sein du département d’Etat que via des organes indépendants (notamment la U.S. Commission on International Religious Freedom). Sans être délaissée, la liberté religieuse se voit maintenant concurrencée par d’autres approches plus pragmatiques dans la diplomatie américaine, comme la sollicitation des acteurs religieux en tant que partenaires et relais d’influence. Le Canada a pour sa part fermé son service dédié aux affaires religieuses dans son ministère des Affaires étrangères, et ce pour revenir à une politique plus globale de droits de l’homme.
L’émergence d’une stratégie européenne de promotion de la liberté religieuse ne découle pas directement des traités, dans la mesure où l’UE n’a pas de compétence ad hoc, et notamment pas celle de définir ce qu’est une religion. Le prisme des droits de l’homme, mission fondamentale et justification ultime de l’UE, est donc le répertoire d’action obligé. Sa dimension consensuelle se marie au mieux avec l’aversion des diplomates pour tout enjeu susceptible de compliquer la difficile mission de faire parler vingt-huit États membres d’une même voix. Cela explique que le Service européen pour l’Action extérieure (SEAE), lancé en 2011, a trouvé dans la liberté religieuse une cause symbolique pour s’affirmer à moindre frais comme acteur politique vis-à-vis des pays tiers mais aussi des autres institutions de l’UE.
Les choses se compliquent toutefois notablement dès lors que l’on passe de l’affichage des principes à leur mise en pratique. L’une de nos recherches a ainsi visé à analyser le cas des « lignes directrices pour la promotion et la protection de la liberté de religion et de croyance », document ambitionnant de structurer l’approche des agents et partenaires de la diplomatie européenne sur le terrain. Publié en 2013, le texte a fait l’objet d’une enquête auprès des délégations du SEAE à travers le monde en 2015-2016 et est soumis à une évaluation d’impact officielle en 2017.
Les principaux enseignements de cette recherche confirment d’abord la secondarité de la religion dans la pratique diplomatique. Quelle que soit son importance comme problème à traiter et sa visibilité politique, elle continue à susciter indifférence, méfiance ou hostilité parmi les professionnels des affaires étrangères dont l’ethos vise à la rationalisation des enjeux pour la recherche de compromis ménageant les intérêts de chacun. Même réduite à la notion de liberté religieuse, ce qui est déjà une codification juridique limitant son potentiel de controverse, la religion reste une variable trop incontrôlable pour trouver aisément place dans la boîte à outil du diplomate européen.
L’UE est exposée aux travers de toute politique de promotion de la liberté religieuse qu’ont mis en exergue des auteurs comme Elizabeth Shakman Hurd. Trois dangers guettent : la régionalisation, la confessionnalisation et la religionalisation. Régionalisation d’abord : la réduction de la religion à la liberté religieuse aboutit à ne voir la première que là où la seconde est menacée, la masquant ainsi comme variable politique à l’œuvre dans les démocraties établies et renforçant le risque d’opposer un monde occidental séculier et pacifié à un monde en développement, dominé par les passions religieuses et les violations des droits fondamentaux.
Confessionnalisation ensuite : la mesure de la liberté religieuse met l’accent sur les pratiques individuelles, au nom d’une conception de la religion fortement influencée par le modèle judéo-chrétien, mais qui ne rend pas forcément compte des réalités d’autres traditions spirituelles marquant moins la distinction entre sacré et profane et entre individuel et collectif. Les inégalités entre religions peuvent être accrues au bénéfice de celles qui disposent de hiérarchies et de porte-paroles pour se faire entendre. Dans certains cas, la rupture d’égalité est explicite, par exemple quand des acteurs politiques européens défendent l’idée que l’UE devrait protéger avant tout les minorités chrétiennes en danger dans des pays tiers, au nom de son héritage civilisationnel.
Religionalisation, enfin : le « parapluie » de la liberté religieuse tendue par l’UE et d’autres institutions internationales peut inciter certains groupes sociaux ou individus à reformuler leurs revendications à l’origine séculières en termes religieux, et ce pour profiter de l’effet d’aubaine. Des clivages sociaux, économiques, culturels ou territoriaux peuvent ainsi être investis d’une charge spirituelle qui les durcit et rend la résolution des différends plus difficiles.
Un dernier avatar de la politique européenne sur la liberté religieuse qui a fait polémique a été la nomination en 2016 par le président de la Commission Jean-Claude Junker d’un envoyé spécial pour la promotion de la liberté de religion et de croyance. Cette singularisation de la notion a accentué la rupture avec la vision européenne des droits fondamentaux comme bloc indivisible. La personnalité de son détenteur (le slovaque Ján Figeľ, ancien commissaire connu pour être un fervent catholique) et l’annonce de sa création en présence du pape au Vatican a donné à la fonction une connotation culturaliste.
Enfin, le rattachement de cet envoyé spécial non au SEAE mais au Commissaire en charge du développement, contribue à renforcer l’assignation des problématiques religieuses aux parties du monde les plus déshéritées et ne clarifie guère la logique d’action de l’UE en la matière. Au cours du premier mandat de douze mois de Ján Figeľ, la fonction a gagné une certaine visibilité et s’est insérée sans heurts majeurs dans la galaxie institutionnelle communautaire, mais son impact réel reste incertain. Le renouvellement du mandat de l’envoyé spécial annoncé en avril 2017 pour une année supplémentaire n’a pas tranché les ambiguïtés de son rôle, ni vaincu les résistances qu’il suscite.
François Foret (Cevipol/IEE, Université libre de Bruxelles).