Lundi 23 décembre 2024
mardi 14 novembre 2017

Notre-Dame du Congo. Les tribulations d'une dévotion missionnaire

En 1891, soit six ans après la reconnaissance de l’État indépendant du Congo, une statue de dévotion mariale fut conçue spécifiquement pour le Congo et envoyée à la mission de Matadi. Tout à la fois héritière d’une ancienne imagerie chrétienne et innovatrice par sa figuration des hiérarchies raciales dans l’empire colonial naissant, cette dévotion connut un échec relatif au Congo mais devint un vecteur précoce et puissant de la propagande missionnaire en Belgique. Ce parcours divergent est analysé ici en soulignant l’intericonicité des images et les contextes variables de leur réception.

La résidence épiscopale de Matadi (R.D. du Congo) réserve une surprise à son visiteur : il s’y trouve une madone néogothique implorée par un Noir agenouillé portant les fers brisés de l’esclavage ; l’Enfant Jésus que tient Marie perce, d’une hampe crucifère ornée du drapeau du Congo, la gueule d’un serpent dont la queue entrave l’esclave, sous le regard du lion belge rugissant. Remisée dans un salon, la statue n’est plus un objet de dévotion : elle est devenue un objet de mémoire quelque peu gênant pour le clergé, vu son iconographie d’un âge révolu.

La présence de cette statue à Matadi est liée à la construction, entre 1890 et 1898, du chemin de fer qui allait désenclaver le Congo vers l’océan. Il fut décidé d’établir une mission pour les travailleurs du chantier dès 1891. En cette époque où la dévotion mariale connaissait un grand succès, le prêtre gantois responsable de la mission établit le schéma d’une statue qu’il commanda à Mathias Zens, artiste religieux de sa ville. Elle parvint à destination et fut inaugurée solennellement en 1892.

Les prêtres de Matadi prirent de nombreuses photographies qui permettent de resituer la mission – et la statue – dans son contexte local. Leurs archives témoignent de la reproduction, sous les tropiques, d’un espace ecclésial semblable à celui de la Flandre d’alors, avec ses églises de village, ses grottes en stuc et ses calvaires. Elles révèlent un souci de susciter émotion et rappel du pays aux missionnaires et Européens de passage, mais aussi d’impressionner les Africains afin de les conduire à la conversion.

L’appellation même de la madone – Notre-Dame du Congo – et la décision du Saint-Siège, en 1891, de faire de la Vierge la sainte patronne du Congo semblaient vouer la statue à devenir la figure tutélaire de tout l’espace congolais. Néanmoins, elle ne connut qu’un faible succès dans la colonie. La dévotion ne fut diffusée que dans la région du Bas-Congo et s’étiola en deux décennies à peine. On n’en trouve pratiquement plus aucune trace dans les années 1950.

Cet échec pose la question de la réception de l’iconographie chrétienne en Afrique noire, un processus qui, pour la façade atlantique du Congo, s’enracine dans des siècles de contact suivant l’arrivée des premiers voyageurs portugais en 1482. Si les exemples de vernacularisation des artefacts catholiques dans les religions locales sont relativement bien connus, peu de recherches éclairent la façon dont les images religieuses ont été décodées, commentées et appréciées sur place à l’instant crucial de la rencontre missionnaire.

L’échec de Notre-Dame du Congo à s’implanter durablement dans la région tient sans doute à sa présentation racialisée, qui traduit avec une précision naïve les hiérarchies déclarées du colonisateur. Les Congolais de l’époque n’ont guère dû apprécier le statut servile assigné au Noir, image de leur sujétion aux Blancs qui accaparaient le pouvoir. Quelques décennies plus tard, dans la même région, le prophète Simon Kimbangu allait défier ouvertement cette lecture raciale du plan divin.

Une autre raison de l’insuccès tient à ce que pour les habitants du Bas-Congo, l’esclavage ne référait aucunement à une catégorie abstraite dans une théologie de la rédemption, mais bien à un statut concret et dévalorisé dans leurs cadres sociaux. Dès lors, comment se convertir à une religion qui voit en la figure du Noir un esclave, fût-il libéré ? Nous n’avons malheureusement pas de témoignage direct sur les réactions locales à la statue lors de son installation, mais nous savons que c’est à l’initiative de Congolais mécontents que la statue fut retirée de l’église quelques décennies plus tard.

La réception du message et des artefacts chrétiens ne fut jamais passive. Elle a donné lieu à des appréciations, des sélections et des rejets. D’autres dévotions missionnaires furent finalement abandonnées pour des raisons semblables, comme Notre-Dame des Esclaves, introduite à Alger vers 1880. Soucieux d’adapter son iconographie à des fins de conversion, le Vatican prôna dès les années 1920 l’indigénisation des représentations chrétiennes, scellant le destin des figures en noir et blanc issues de l’élan missionnaire pionnier et conquérant.

L’histoire de Notre-Dame du Congo ne se limite pas au Congo. Notre voyageur de Matadi pourrait parfaitement poursuivre ses pérégrinations à Gand : il y retrouverait la statue dans l’église Saint-Jacques, plus précisément dans la chapelle de la confrérie des Trinitaires. Fondé en 1198, l’Ordre de la Très Sainte Trinité et de la Rédemption des Captifs avait pour objet principal de racheter les esclaves chrétiens en terre d’islam, le rachat en question étant à la fois temporel et spirituel. La confrérie gantoise connut un nouvel élan à la fin du 19e siècle. Le mouvement anti-esclavagiste, principale caution morale des ambitions coloniales de Léopold II, organisait alors des conférences sur les abominations de l’esclavage.

Des ouvrières émues par ces récits décidèrent en 1889 de créer une société pieuse de « rachat d’esclaves » afin de sauver les enfants congolais. La société fit l’acquisition d’une copie de la statue de Zens quelques années plus tard, pour la placer dans la chapelle des Trinitaires où elle est restée jusqu’à présent. En 1912, la société célébrait en grandes pompes le rachat du 250e « Maure congolais » ; elle poursuivit son soutien à l’action missionnaire jusque dans les années 1960, soit jusqu’à la fin de l’ordre colonial.

La présence de cette dévotion à Gand témoigne de sa capacité à soutenir en Belgique une propagande missionnaire spécifiquement destinée au Congo, concurremment aux œuvres pontificales de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance, répandues dans l’ensemble du monde catholique depuis le milieu du XIXe siècle mais sans visée nationale spécifique. Notre-Dame du Congo apparut aussi sur des images pieuses, des médailles de dévotion, des couvertures de périodiques. Elle fut la patronne du scolasticat des pères du Sacré-Cœur de Jésus à Louvain, lesquels firent grand usage de cette icône pour susciter des vocations missionnaires et récolter des fonds.

Familiarité, émotion et conviction jouent un rôle crucial dans l’efficacité des images religieuses. Malgré l’enthousiasme de ses promoteurs, Notre-Dame du Congo n’a pas trouvé sa place dans les sociétés africaines auxquelles elle était initialement destinée, faute de référent adapté. Mais elle séduisit le public belge par sa capacité à mobiliser les images et les imaginaires en place, comme le thème moral et religieux de la rédemption des captifs, porté depuis des siècles notamment par les Trinitaires puis revivifié sur un plan plus séculier par le mouvement anti-esclavagiste ; les thèmes iconographiques de la Femme de l’Apocalypse, de la Vierge de la Médaille miraculeuse ou de Marie-Réparatrice, qui ont inspiré l’auteur de la statue ; enfin l’imaginaire racial qui sous-tendait tant l’ordre colonial que missionnaire. En définitive, c’est en inscrivant les dévotions dans des généalogies longues et complexes, locales et globales, affectives et intellectuelles que l’on cernera les ressorts de leur succès ou de leur insuccès.

Pierre Petit (Université libre de Bruxelles).

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