Dimanche 22 décembre 2024
mardi 16 janvier 2018

Le pape François a-t-il converti les communistes italiens ?

Le quotidien communiste Il Manifesto a publié et assuré la promotion, en octobre 2017, cent ans après la Révolution russe, d’un recueil de discours du pape François adressés aux mouvements populaires et intitulé « Terre, toit, travail » (Terra, casa, lavoro). Les communistes italiens, considérés autrefois par l’Église catholique comme bastions de la laïcité voire de l’athéisme, ont-ils inopinément été séduits par la radicalité évangélique ?

Le Parti communiste italien (PCI) a été après la Seconde Guerre mondiale le plus important parti communiste occidental. Soutenu par un électorat nombreux, il n’était plus au pouvoir depuis l’éphémère gouvernement d’unité antifasciste de la Libération mais jouait un rôle très important dans la société italienne via le soutien de nombreux intellectuels et via son puissant syndicat (CGIL), ses associations de jeunesse et de femmes, sa maison d’édition, ses magazines et ses journaux (Paese Sera, L’Unità…). Il était l’un des rares partis laïques d’Italie, même s’il avait dès les travaux préparatoires à l’adoption de la Constitution de 1947 accepté la reconduction des accords du Latran entérinant un rôle dominant pour la religion catholique.

Une partie des communistes italiens étaient des « catho-communistes », mais un décret signé par le pape Pie XII avait le 1er juillet 1949 excommunié les catholiques soutenant ou collaborant avec les communistes. Les communistes étaient donc considérés comme les pires ennemis de l’Église et leurs journaux comme véhiculant des blasphèmes. Après 1989, le Parti communiste italien s’est auto-dissout et son quotidien (L’Unità) n’existe plus aujourd’hui. Le seul quotidien de la « gauche de la gauche » est le Manifesto, qui tire encore à 10 000 exemplaires et proclame sous son titre qu’il est un quotidien « communiste ». Très logiquement, son supplément culturel, fort suivi par les intellectuels, fait la part belle à la contre-culture, aux ouvrages ou spectacles consacrés aux figures charismatiques ou aux événements fondateurs de l’extrême-gauche. Ainsi le Manifesto du 7 novembre 2017 annonce-t-il en première page, à travers trois en-têtes, la publication d’une histoire complète de la Révolution bolchevique, son supplément « 1917 » et un colloque à Moscou consacré à « Octobre rouge ».

Le quotidien communiste avait le pape Ratzinger en ligne de mire. Il ne manquait jamais de faire écho aux auteurs (comme Emiliano Fittipaldi ou Gianluigi Nuzzi) dénonçant les méfaits financiers du Vatican, ou aux manifestants « No Vat » connus pour leurs slogans obscènes contre le pape Benoît XVI (Benedetta vecchia travestita alzati la gonna e goditi la vita : « Benoît, vieux travelo, lève ta jupe et profite de la vie » – Il Manifesto, 14 février 2010) et exhibant comme miracle une Vierge Marie dotée d’un pénis.

Mais avec l’accession de Jorge Mario Bergoglio au pontificat les choses ont changé. Le quotidien communiste donne régulièrement la parole à des prêtres progressistes ou rappelle leur souvenir. Ainsi de don Luigi Di Liegro (mort en 1997), affrontant l’hostilité de Jean-Paul II à cause de son engagement politique radical (il était en contact notamment avec des anciens des Brigades Rouges – Il Manifesto, 7 octobre 2017) ou de don Luigi Ciotti critiquant la logique de marché et lui opposant celle du bien commun (21 octobre 2017), ou encore de don Marco Ricci, d’Herculanum, luttant contre la Camorra qui enfouit des déchets nocifs sur les pentes du Vésuve (2 décembre 2017), d’un prêtre de Lecce (don Gerardo Ippolito) stimulant l’expression artistique sur les murs de sa paroisse de la périphérie de Lecce (idem) ou encore de don Franco De Donno, prêtre anti-racket d’Ostie, défenseur des marginaux, soutenu par une liste civique de gauche (Il Manifesto, 31 octobre 2017).

L’idole du quotidien communiste italien est toutefois sans conteste le pape argentin. Le journal ne rappelle plus les points sombres surgis lors de l’élection du souverain pontife (notamment son attitude équivoque lors de la sanglante dictature de Videla), mais relève tout ce qui coïncide dans les prises de position du pape François avec un programme politique de gauche. Son engagement radical en faveur du désarmement (31 octobre 2017), contre la guerre (3 novembre 2017) et les armes atomiques (31 octobre 2017), mais aussi son ouverture aux revendications des peuples autochtones comme les Mapuche (26 octobre 2017) ou sa visite aux Fosses Ardéatines, haut lieu de la Résistance italienne (3 novembre 2017), sont systématiquement relevés dans le quotidien communiste.

La « Francescofilia » du journal va connaître un sommet dans la première quinzaine du mois d’octobre 2017. En effet, Il Manifesto annonce le 4 octobre qu’il publie un livre recueillant des discours du pape aux mouvements populaires. Dans sa version espagnole, le titre comprend trois lettres « T » comme initiales des revendications : tierra, techo, trabajo (terre, toit, travail). L’annonce de la publication comprend une courte citation du pape François : « Quand je parle de cela, pour certains le pape est communiste ». Elle va figurer tous les jours en première page, pendant la première quinzaine d’octobre. Cette initiative éditoriale a de quoi étonner les lecteurs du quotidien communiste. Le Manifesto va donc publier chaque jour un article consistant, pour justifier cette étrange alliance.

À cette occasion les principaux fondateurs historiques du quotidien vont monter au créneau. La première est Luciana Castellina (Il Manifesto, 4 octobre 2017), figure historique de l’extrême-gauche italienne, passée par la direction du PCI, du PSIUP (Parti d’unité prolétaire pour le Communisme) de Rifondazione Comunista, et plus récemment de Sinistra Ecologia Libertà (SEL) dont elle est eurodéputée après avoir été à diverses reprises parlementaire communiste. Luciana Castellina justifie le choix du quotidien dont elle a toujours été l’un des moteurs, par l’accueil chaleureux que Jorge Mario Bergoglio a réservé à un certain nombre de révolutionnaires sud-américains tels que Pepe Mujica, ancien guérillero Tupamaro devenu président de l’Uruguay, ou Evo Morales, président indien de la Bolivie. Le tournant de Bergoglio serait d’être passé de l’amour des pauvres à une exhortation aux pauvres à ne plus subir, à prendre la parole, à relever la tête, à combattre ici et maintenant sur cette terre. Le Manifesto véhicule là un message qu’il entend comme étant le sien. Et Luciana Castellina rappelle que le PCI avait déjà affirmé dans les années 1950 que la religion vécue profondément pouvait contribuer de manière importante à la critique anticapitaliste.

Le lendemain (Il Manifesto, 5 octobre 2017) c’est un autre ténor de l’extrême-gauche, Nicky Vendola qui, dès la première page du quotidien communiste, défend une publication qui peut apparaître à première vue contre-nature. Nicky Vendola, issu du PCI et de Rifondazione comunista, a été actif dans la défense des LGBT, la lutte contre la mafia et la promotion de l’écologie (Sinistra Ecologia Libertà). Député lors de six législatures, il a également été président de la région des Pouilles. À ses yeux, la radicalité évangélique du pape François débouche sur un appel à la lutte et à la résilience des pauvres, un conflit ouvert avec les hiérarchies socio-économiques qui présentent les inégalités comme « naturelles » et, dans le meilleur des cas, prévoient des politiques sociales destinées à contenir la pauvreté par des mesures néo-capitalistes. Nicky Vendola présente Borgoglio comme un prophète qui dit la vérité à haute voix, même si elle est incommode et risquée. Le pape pousse à agir, à prendre ses responsabilités, à devenir acteur du changement.

Dans le même numéro, la publication des discours de Bergoglio aux trois rencontres mondiales des mouvements populaires convoquées par le pape en 2014, 2015 et 2016, est également « justifiée » par le vaticaniste du Manifesto. Pour Luca Kocci, le Vatican ne compte pas créer une sorte d’Internationale socialiste mais offre un espace aux organisations qui veulent construire une plate-forme sur des sujets cruciaux comme l’accès à l’eau, à un logement, à un revenu. Le vaticaniste du Manifesto n’adhère cependant pas à l’initiative du journal sans un brin de scepticisme : le pape reste le pape et n’est pas un bolchevique, ni même un théologien de la Libération. Il voudrait déplacer l’évangélisation vers la question sociale, mais « il restera à voir si l’Église catholique le suivra sur cette voie ».

Chaque jour suivant le lancement de cette initiative pouvant paraître incongrue, voit d’autres annonces, articles ou même dessins en lien avec la parution. Guido Viale, ancien du mouvement extra-parlementaire Lotta continua, devenu élu écolo et expert en environnement intervenant régulièrement dans les principaux médias italiens, défend (Il Manifesto, 6 octobre 2017) la pensée écologiste radicale des discours du pape sur la Terre — avec majuscule. Le caricaturiste Viani se demande en première page si le plus hérétique est le pape ou le Manifesto qui le publie ? (6 octobre 2017).

Enfin le catholique de gauche, Raniero La Valle, ancien sénateur, intervient le 12 octobre 2017, pour assurer que le journal communiste ne risque en rien de perdre sa laïcité en diffusant la vision du pape argentin. Ses discours sont à ses yeux pleinement humains, donc laïques et accessibles à tous, croyants et non-croyants. Mais le fait que le Manifesto les publie serait un vrai événement, et le 5 octobre 2017 serait à marquer d’une pierre blanche dans les relations entre communistes et catholiques. Pendant plusieurs jours encore, le quotidien communiste va annoncer la parution en première page, relançant en novembre l’intérêt pour le livre par une conférence de présentation à Massa Carrara, haut lieu de l’athéisme et de l’anarchisme italien (Il Manifesto, 9 et 10 novembre, pour une conférence tenue le 11).

On peut se demander comment les lecteurs du Manifesto ont réagi à l’initiative de leur quotidien et comment expliquer cette publication. Les lecteurs du Manifesto sont en partie des rationalistes et des athées, mais plus largement des anticléricaux qui n’hésitent pas, dans le courrier des lecteurs, à dénoncer l’emprise de l’Église sur la société italienne. Ils s’expriment contre le coût des professeurs de religion toujours plus nombreux (9 novembre 2017), contre l’intervention des prêtres aux cérémonies patriotiques (idem), contre la duplicité de l’Église dans la question de l’euthanasie (23 novembre 2017) ou contre l’exemption de taxe accordée aux hôtels tenus par des associations religieuses (12 décembre 2017). Mais il ne s’agit pas d’hostilité à la foi : le journal accueille les publicités de l’Église méthodiste et vaudoise et interprète la récente prise de position du pape sur la fin de vie comme un coup porté aux « pro-life » (17 novembre 2017). Croire ou ne pas croire est estimé secondaire par rapport aux questions sociales et politiques à affronter. Un lecteur considère que le christianisme peut être la « boîte à outils » pour les affronter et que la publication est une excellente initiative pour construire des alliances (6 octobre 2017).

La publication par un quotidien communiste d’un livre reprenant des discours du pape peut s’expliquer comme un bon coup de « com’ » pour le journal. Mais il faut la restituer dans le climat de désarroi idéologique de la gauche. Le pape reprend le témoin abandonné par les politiques socialistes et récupère avec les conflits sociaux une possibilité d’évangélisation. Il offre, dans un climat de personnalisation de la politique, un visage rassurant. Oubliant ce que des générations de communistes ont pensé et dit du caractère anesthésiant (ou intrinsèquement nuisible) de la religion, beaucoup de militants de gauche, devenus sceptiques face à la politique, peuvent se raccrocher au pape François comme à un ultime espoir.

Lors d’un conflit social dans un « Shopping Center », cathédrale de la consommation griffée italienne, des travailleurs demandaient à ne pas devoir travailler tous les dimanches. L’un d’eux répondit au journaliste qui l’interrogeait : « Je ne suis pas catholique mais il me semble que pour nous défendre désormais il n’y a que le pape François quand il parle de la sacralité du dimanche » (19 octobre 2017). Une prise de position théologique qui apparaît donc à certains comme un appui syndical.

Anne Morelli (Université libre de Bruxelles).

Aller au haut