Les fouilles du centre cérémoniel de la capitale de l’empire aztèque, toujours en cours actuellement, ont depuis lors livré sans discontinuer un matériel archéologique aussi abondant qu’impressionnant, parfois surprenant. Par les discussions et les questionnements qu’elles ont fait naître, ces découvertes ont renouvelé l’intérêt des spécialistes pour la civilisation aztèque. Les publications se sont multipliées à un rythme soutenu – on en dénombre près de 1200 se rapportant aux fouilles du Grand Temple – et, en quarante ans, elles ont permis de réviser de fond en comble notre compréhension de la religion aztèque.
Derniers occupants préhispaniques du Mexique central, les Aztèques sont connus pour le vaste empire qu’ils bâtirent au cours du XVe siècle et qui s’effondra brutalement lorsque leur capitale, Mexico-Tenochtitlan, qui comptait environ 250 000 habitants à son apogée, tomba aux mains des conquistadores espagnols en 1521. Leur religion est l’une des mieux documentées de l’Amérique précolombienne, en raison de l’existence de manuscrits pictographiques autochtones (les « codex ») et des nombreux écrits produits à l’époque coloniale, en espagnol ou dans la langue des Aztèques, le nahuatl, transcrite en alphabet latin.
Au cœur de la ville, le centre cérémoniel de Mexico-Tenochtitlan consistait en une vaste enceinte de plusieurs centaines de mètres de long, renfermant des dizaines de structures différentes (temples, plates-formes d’exposition de crânes, terrain de jeu de balle, bassins rituels, logements pour les prêtres…). Il jouait un rôle crucial dans la vie religieuse de la capitale aztèque. Outre les innombrables rites que le personnel des temples y exécutait au quotidien, le centre cérémoniel était aussi le théâtre des rites les plus spectaculaires des fêtes des « vingtaines », les dix-huit périodes de vingt jours du calendrier solaire.
La pyramide principale, appelée « Grand Temple » ou « Templo Mayor », était organisée, symboliquement, selon les oppositions et complémentarités du ciel et de la terre, de la saison sèche et de la saison des pluies, des pouvoirs guerrier et sacerdotal. Elle accueillait à son sommet les sanctuaires jumeaux de Tlaloc, divinité liée à la pluie, à la terre et, par extension, à l’agriculture et à la fertilité, et de Huitzilopochtli, divinité patronne des Mexicas, associée au ciel et à la guerre. Or, le centre cérémoniel de Mexico-Tenochtitlan, fortement endommagé par les conquistadores lors du siège de la ville puis recouvert par les constructions coloniales, a longtemps été documenté par les descriptions des sources écrites du XVIe siècle bien plus que par l’archéologie.
Jusqu'en 1978 en effet, peu de recherches avaient été menées à son emplacement supposé. Tout au plus une série de fouilles de sauvetage avaient-elles permis de dégager quelques offrandes et parties de petits édifices, découvertes par hasard au gré de la réalisation de travaux urbains : la construction d'un égout en 1900, celle du métro de 1967 à 1970, la consolidation des fondations de la cathédrale de Mexico en 1975-1976…
Créées en combinant les maigres données archéologiques issues de ces découvertes accidentelles et celles, souvent lacunaires et parfois contradictoires, des sources écrites coloniales, les restitutions graphiques de l’enceinte proposées par les spécialistes reposaient largement sur des interpolations et des choix arbitraires.
La découverte du 21 février 1978 a complètement changé la donne. L’énorme monolithe représentant Coyolxauhqui, « celle aux clochettes sur le visage », une déesse aux connotations telluriques et lunaires démembrée par son frère Huitzilopochtli dans l’un des plus importants mythes aztèques, révélait en effet l’emplacement précis du sanctuaire dédié à la principale divinité mexica. Les archéologues purent ainsi retrouver les restes du Grand Temple, qui demeuraient enfouis sous les constructions coloniales depuis près de 500 ans.
Devant l'ampleur de la découverte, 12 900 mètres carrés furent expropriés pour explorer le site et l'Instituto Nacional de Antropología e Historia mit sur pied deux vastes programmes de recherche toujours en cours à l’heure actuelle, le « Proyecto Templo Mayor » et le « Programa de Arqueología Urbana ». Non seulement ils permirent de dégager entièrement la pyramide principale et plusieurs édifices annexes, mais des fouilles et sondages supplémentaires furent effectués en divers endroits de l’enceinte, suivant les possibilités offertes par les constructions de la ville actuelle et les indications fournies par les chroniqueurs coloniaux.
On put alors confronter les nouvelles données aux descriptions et dessins des sources coloniales sur lesquelles on s’était tant reposé et, surtout, préciser et corriger les restitutions graphiques du centre cérémoniel – même si on est toujours loin de disposer de données complètes. L’identification de certaines structures nouvellement dégagées s’avéra ardue, puisque les sources écrites du XVIe siècle ne les avaient pas mentionnées…
Il faut dire que les descriptions des sources coloniales émanent rarement de témoins oculaires. Ainsi, les deux auteurs les plus complets à ce sujet, le franciscain Bernardino de Sahagún et le dominicain Diego Durán, ne virent jamais le Grand Temple, qui fut détruit avant leur arrivée au Mexique. Ils furent donc entièrement tributaires de la coopération et de la compétence de leurs informateurs. Quant aux conquistadores, les seuls Occidentaux à avoir pénétré dans l’enceinte cérémonielle alors qu’elle était encore intacte, peu l’évoquent en détail, si ce n’est pour dire l’horreur que les rites aztèques leur inspiraient, à des fins de justification a posteriori de la Conquête.
Quel bilan provisoire peut-on tirer de cette confrontation entre les données archéologiques et les sources écrites ? Tout d’abord, on observe qu’elles concordent dans les grandes lignes en ce qui concerne la pyramide principale, dont le symbolisme est confirmé : le côté sud, dédié à Huitzilopochtli, représentait bien le Coatepec, le lieu de la victoire du dieu tutélaire des Mexicas sur sa sœur Coyolxauhqui et ses frères les 400 Huitznahua. En témoignent des sculptures de serpents entourant l'édifice – Coatepec signifiant « endroit de la montagne du serpent » – mais surtout la présence, au bas des marches menant au temple de Huitzilopochtli, du monolithe représentant Coyolxauhqui mise en pièces.
La sculpture y était parfaitement à sa place, compte tenu du mythe, et aussi de sa fonction : les prisonniers qui escaladaient la pyramide pour y être sacrifiés représentaient les 400 Huitznahua montant à l'assaut du Coatepec. Alors que les cœurs arrachés aux sacrifiés étaient tendus vers le haut, vers le soleil, leurs corps étaient jetés au bas des marches, en offrande à la terre, et ils atterrissaient sur Coyolxauhqui. Le monolithe faisait donc office de table d'offrande à la terre, et c'est probablement là qu'à l'instar de la déesse, les victimes étaient dépecées.
En revanche, dès que l’on s’intéresse plus en détail à la pyramide principale ou aux autres édifices que renfermait l’enceinte cérémonielle, les contradictions et les lacunes des sources coloniales sautent aux yeux. L’édification et les amplifications successives du Grand Temple, par exemple, constituent un motif récurrent dans les annales et les chroniques. Le nombre d’étapes, leur nature et les dates qu’annoncent les sources écrites sont toutefois rigoureusement inconciliables avec les vestiges mis au jour dans le centre historique de Mexico. Et comment interpréter les milliers d’objets et de restes humains, animaux ou végétaux enfouis au sein de l’édifice, alors que nos sources n’en disent rien ? Quant à la trentaine d’autres structures découvertes dans le périmètre de l’enceinte cérémonielle, seules quelques-unes sont suffisamment caractéristiques pour être identifiées avec certitude : le terrain de jeu de balle, les plates-formes d’exposition des crânes, le temple rond dédié au dieu du vent Ehecatl…
Il arrive également que, contre toute attente, des descriptions jugées fantaisistes et par conséquent écartées des reconstitutions se vérifient. C’est par exemple le cas de la tour de crânes du « Grand Tzompantli ». Un tzompantli, ou plate-forme d’exposition de crânes, consiste habituellement en un socle en pierre surmonté d’une structure en bois, sur laquelle les têtes des victimes sacrificielles étaient enfilées par les tempes. La pratique était fréquente en Mésoamérique, et l’enceinte cérémonielle de Mexico-Tenochtitlan comportait au moins trois tzompantlis associés à différents temples.
Le « Grand Tzompantli » est toutefois particulier, de par ses dimensions et le fait que plusieurs conquistadores l’ont décrit avec insistance, tant il les impressionna lors de leur arrivée à Mexico. Une équipe du Programa de Arqueología Urbana le retrouva en 2015, dans l’alignement du temple sud de la pyramide principale – donc en association directe avec Huitzilopochtli, le dieu tutélaire des Mexicas. Bien que la structure n’ait pas été entièrement dégagée, on estime qu’elle pourrait mesurer 34 m de long, 12 m de large et entre 45 et 70 cm de haut. Les fouilles sont toujours en cours et, en 2017, les archéologues exhumèrent avec stupeur, dans le coin nord-est de la plate-forme du tzompantli, les restes d’un mur cylindrique de 6 mètres de diamètre construit à l’aide de centaines de crânes humains mêlés à de la chaux.
Un conquistador proche d’Hernan Cortés, Andrés de Tapia, avait décrit cette « tour de crânes » dans son court récit de la conquête de Mexico (« Relación hecha por el señor Andrés de Tapia sobre la conquista de México », dans Colección de documentos para la historia de México, Mexico, 1866 [ca. 1540], t. II, p. 583 : « Estaba de un cabo e de otro destas vigas dos torres hechas de cal e de cabezas de muertos, sin otra alguna piedra […] », « Il y avait de part et d’autre de ces poutres deux tours faites de chaux et de têtes de mort, sans pierre aucune […] »), mais la plupart des chercheurs ne lui avaient accordé aucun crédit, estimant qu’il s’agissait là d’une affabulation destinée à effrayer les lecteurs. La tour découverte coïncide cependant avec le récit de Tapia. Elle est préservée sur une hauteur de près de deux mètres et on y a compté 350 individus.
De plus, parallèlement à la poursuite des fouilles et à la confrontation des découvertes aux descriptions des sources coloniales, de nombreuses recherches sont menées sur le matériel retrouvé depuis 1978, surtout dans les caches à offrandes enfouies dans les édifices ou à leurs abords immédiats. Le travail est colossal, car 235 de ces caches ont été retrouvées à ce jour, et il n’est pas rare qu’elles renferment plusieurs centaines d’objets et restes humains, animaux ou végétaux. Ceux-ci sont parfois dans un état de préservation extraordinaire, comme dans le cas de l’offrande 102 qui a notamment livré des atours en papier et qui, lors de son ouverture, exhalait encore l’odeur des plantes que les prêtres aztèques y avaient placées plus de 500 ans auparavant...
Certains spécialistes s’interrogent sur la disposition et le symbolisme de ces offrandes, d’autres effectuent des analyses ostéologiques permettant de déterminer l’âge, l’état de santé, voire le régime alimentaire des victimes sacrificielles, tandis que d’autres encore s’intéressent aux détails pratiques de la réalisation des rites. Les sources écrites sont quasiment muettes sur ces différents aspects et il faut donc recourir à d’autres ressources pour les étudier.
Le Musée du Templo Mayor, qui a ouvert ses portes en 1987 et a déjà accueilli quelque 18,5 millions de visiteurs, s’apprête à célébrer comme il se doit le 40e anniversaire de la mise au jour du Grand Temple, à travers une exposition temporaire et diverses manifestations qui se succéderont jusqu’à la fin de l’année (cycle de conférences, ateliers…). Les recherches ne ralentissent pas pour autant et il est probable que les fouilles du centre cérémoniel de Mexico-Tenochtitlan, qui ont déjà profondément transformé la pratique de l’aztécologie, nous réservent encore bien des surprises.
Sylvie Peperstraete (Université libre de Bruxelles – Ecole pratique des Hautes-Etudes, Paris).