Dimanche 22 décembre 2024
lundi 8 octobre 2018

La non-religion dans la société post-moderne

Depuis une quinzaine d’année, le projet Eurel (Sociological and legal data on religions in Europe and beyond) s’attache à comparer le phénomène religieux parmi les différents pays européens, dans ses aspects juridiques et sociologiques surtout. Il réunit régulièrement son réseau de correspondants et organise, depuis peu, des conférences internationales ouvertes aux chercheurs autres que ceux affiliés à son réseau. Le dernier colloque d’Eurel s’est ainsi déroulé, les 26 et 27 septembre derniers, à Oslo, et portait sur le « formatage de la non-religion dans la société post-moderne », dans ses perspectives institutionnelles et légales. Il était co-organisé par Eurel et le projet Good Protestant, Bad Religion? Formatting Religion in Modern Society (GOBA) de l’Université d’Oslo.

La « non religion », catégorie à vrai dire en construction, constitue une thématique de plus en plus prise en compte par les chercheurs qui étudient le fait religieux, au fur et à mesure de l’impact sociologique croissant de l’incroyance. Ces chercheurs doivent dès lors tenter de cerner ce phénomène très plastique et aux contours flous, et qui se trouve être en miroir ou en creux du phénomène religieux, comme ils s’évertuent à tenter de lui donner du contenu — à l’instar, par exemple, du programme de recherche Understanding Unbelief, basé à l'Université de Kent —, ce qu’il font encore très peu à vrai dire. Car ce que l’on appelle la « non religion » est bien à distinguer du phénomène de la sécularisation, et à ne pas être confondue avec celui-ci : il s’agit ici, non d’interroger la laïcisation des institutions ou la perte d’audience des religions instituées et des normes qu’elles imposaient autrefois, mais bien de questionner le rejet de la religion comme l’absence de religion, dans leur dimension individuelle et collective.

Ce domaine de la recherche interroge en effet ceux qui ne sont pas affiliés à une religion, ou qui y sont indifférents, comme il analyse aussi des conceptions philosophiques non confessionnelles (l’humanisme, le naturalisme, la libre-pensée…) qui à certains égards sont similaires à la religion d’un point de vue fonctionnel — mais en miroir de celle-ci. La chercheuse canadienne Lori Beaman (University of Ottawa), keynote speaker de la deuxième journée du colloque d’Oslo, s’inscrit même dans une prise en compte plus large de la diversité religieuse et non religieuse, notamment dans des pays où les cultures indigènes et leurs spiritualités sont désormais mieux intégrées dans le paysage convictionnel (Canada, Australie…). La notion de non religion, donc, à la fois élargit la conception que nous avons de religion, et s’oppose à elle. Mais interroger la « non religion » par le prisme de la religion est-il pertinent ? Ne reproduisons-nous pas par là, sui generis, des enjeux propres au religieux, se sont interrogés plusieurs chercheurs à Oslo ?

Certes, conceptuellement, l’on pourrait se dire à première vue qu’apparenter religion et athéisme, la chose et son contraire, a du sens. Toutefois, culturellement et surtout sociologiquement, la question est plus complexe : car comment identifier ce marais hétérogène et hétéroclite qu’est la « non religion », qui va bien au-delà de l’athéisme tel qu’on le conçoit généralement, dans sa dimension activiste ? De sorte que les chercheurs s’adaptent à l’évolution du paysage convictionnel en élargissant de plus en plus leur perspective, ouvrant le champ des religious studies à celui des worldviews studies (dans le sens de Weltanschauung) : ils interrogent ainsi la dimension individuelle de la question (la protection des droits des non croyants) et, moins souvent cependant, sa dimension collective (les rituels non religieux,…).

Les aspects légaux de la « non religion » sont à l’évidence en lien avec le droit des religions : comment l’Etat considère-t-il dès lors la question qui s’ouvre à lui et réinterroge-t-il ses catégories, dans la mesure où quelquefois le refus de la religion est institutionnalisé, souvent pas, et où seule un petite minorité des « sans » s’organise et entend accéder à la représentation ? La question est complexe à traiter, et repose sur un corpus juridique encore relativement peu exploité, globalement hétérogène : il y a ainsi très peu de jurisprudence sur le sujet.

Or, le cadre légal, tout autant que le cadre culturel dominant en matière de religion, d’identité et d’appartenance (notamment dans son jeu dialectique entre majorité et minorité), influe tant sur le traitement institutionnel de la non religion que sur les identifications — plusieurs chercheurs présents au colloque l’ont évoqué, comme l’a fait l’une des initiatrices du colloque, la sociologue des religions Anne–Laure Zwilling, dans un article paru sur le site The Conversation. Les enjeux sont ici importants, notamment à l’école : plusieurs des experts présents au colloque ont dépeint l’élargissement des cours convictionnels, évoquant notamment l’intégration des non religious wordlviews dans les programmes scolaires en Angleterre, ou le choix du cours d’éthique comme option dans certains autres pays.

Interroger le droit, c’est interroger la protection de la religion et de la non religion — liberté positive et liberté négative de religion. L’athéisme est-il pourtant protégé comme le sont les religions, par la vertu du droit national et international ? Le chercheur américain Ethan G. Quillen, qui a présenté à Oslo les principaux enseignements de son livre Atheist Exceptionalism (Routledge) a ainsi interrogé la protection de l’incroyance par la Cour suprême des Etats-Unis, étudiant sept décisions de la Cour en la matière. Cette série jurisprudentielle, qui débute par l’arrêt Mc Collum vs Board of Education (1948) et se termine par Town of Greece vs Galloway (2014), met à chaque fois l’accent sur la séparation claire entre l’Etat et la religion aux Etats-Unis, au bénéfice des religions comme de la non religion.

L’arrêt Welsh vs United States (1970) justifie ainsi l’objection de conscience sur base de l’athéisme, le mettant sur le même plan que la religion. Et ce à l’instar de plusieurs autres arrêts de justice produits par des cours et tribunaux fédéraux, dont le plus marquant en la matière est l’arrêt Kaufman vs McCaughtry de 2005 (7e Cour d’Appel), qui assimile athéisme et religion, amenant donc à reconsidérer ou redéfinir la notion d’American Religion. Une observation qui vaut ici pour les Etats-Unis, mais qui peut être mise en évidence pour d’autres pays et d’autres systèmes de droit, confrontés eux aussi à l’évolution des notions de confession, de religion ou de conviction.

Il est pourtant des Etats démocratiques dont le régime constitutionnel n’accorde pas ou peu de place à la liberté de conscience ou à celle de ne pas croire. C’est ainsi le cas — au contraire de la Belgique — de l’Italie, dans son régime constitutionnel et dans sa jurisprudence. Certes des experts italiens considèrent qu’aujourd’hui on peut déduire la protection des athées des articles 19 et 21 de la Constitution de 1947. Les chercheurs italiens qui au colloque ont présenté la situation de leur pays observent que n’y sont toutefois pas mises sur le même pied les protections des croyants et des non croyants, puisque seule la religion (en particulier catholique) est expressément mentionnée dans la Constitution italienne (voir notamment ses articles 7 et 8), une ambivalence qui se retrouve dans deux arrêts contradictoires de la Cour constitutionnelle italienne, de 1960 et de 1979. D’autres pays démocratiques connaissent au demeurant la même situation discriminatoire. Cela étant, cette protection de l’incroyance devrait être accordée, du moins à titre individuel, en vertu du droit international (l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme), et de l’arrêt Kokkinakis c. Grèce (1993) qui en fait une lecture protectrice de droits des non croyants, alors que la Cour de Strasbourg s’était déjà, par l’arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni (1982), interrogée sur la notion de conviction.

Certains chercheurs, comme Teemu Taira (Helsinki University), en Finlande, commencent à travailler à grande échelle, et donc de manière quantitative, sur la « non religion » — alors que des enquêtes plus qualitatives sont menées ailleurs, tandis que la part d’athées dans les enquêtes convictionnelles augmente, comme en Norvège, en Grèce et d’autres pays encore, moins systématiquement analysés à Oslo. L’enquête des plus intéressantes de Teemu Taira porte sur ceux qui se déclarent comme des « nones » dans les enquêtes sur l’affiliation convictionnelle — à savoir en particulier plus de 34 % des millenials finlandais, nés dans les années 1980 et 1990, dont il a au colloque d’Oslo dressé le profil.

Ces nones sont majoritairement mâles et urbains, votent à gauche ou sont écologistes, et sont moins patriotes ou identitaires que le reste de la population — à savoir qu’ils sont moins attachés au récit national et à son articulation à l’Eglise luthérienne finlandaise. Ils ont été peu socialisés à la religion à la maison, et sont soit très peu, soit très éduqués — tout cela ne les empêche pas, pour 40 % d’entre eux, d’être officiellement membres de l’Eglise luthérienne nationale. Globalement, leur attitude à l’égard de la religion, ou de la philanthropie, diffère peu, mais ils sont plus favorables à l’égalité et à la justice sociale que le reste de la population, apprécient négativement le rôle public de l’Eglise luthérienne et sont moins rétifs que leurs aînés à l’égard de l’athéisme — que ces derniers assimilent en Finlande à l’ancien ennemi soviétique.

Peu d’enquêtes comparables à l’enquête finlandaise ont été menées ailleurs, pour tenter de comprendre le profil des citoyens qui lors des recensements ou des sondages, n’indiquent aucune appartenance en regard de la religion choisie — d’où cette vague notion de nones ou de « non religion ». Ajoutés à ceux qui, là où la question est posée, se réclament plus volontiers de l’athéisme, de l’agnosticisme, de l'irréligion, de l’indifférence ou de l’incroyance — voire d’une religion parodique ou farfelue, comme les derniers recensements britanniques l’ont montré — ils forment une part non négligeable de la population et ils sont en croissance constante, au point qu’en ce qui concerne le Royaume-Uni, une experte des plus reconnues, Linda Woodhead, a pu parler de la « non religion » comme de la nouvelle religion par excellence.

Dans la foulée de Grace Davie — ou du « religieux en mouvement » formulé par Danielle Hervieu-Léger —, nombre de chercheurs avaient pointé depuis trois décennies au moins le développement d’un believing without belonging, la religion étant aujourd’hui davantage un choix qu’un héritage. La situation inverse, d’un belonging without believing s’est elle aussi développée ces dernières années ; elle s’enrichit désormais d’un non believing with (or without) belonging, qui complexifie assurément le paysage, permettant des combinaisons de plus en plus variées et des mouvements ou des oscillations de plus en plus fortes.

Les non croyants interrogés sur leurs motivations et leurs conceptions de la vie varient beaucoup dans leurs réponses, mais en général, nous rappellent les chercheurs qui ont enquêté à ce sujet, ils ont en commun d’être souvent en rupture avec leur culture d’origine — traduisant la transition convictionnelle de nos sociétés et mettant en évidence le concept de liquid secularity — et de vouloir déconnecter la morale de son emprise religieuse. C’est dire s’ils méritent d’être interrogés sur leurs convictions — ou leurs rejets —, leurs pratiques, leur vision du monde et leur être au monde. Le portrait qui en résulte dessine ainsi les contours d’un phénomène diversifié et volatil qui enfin devient un objet de recherche et passionne avec un retard évident les sociologues de la religion, lesquels se doivent d’opérer un tournant épistémologique pour interroger ce que la décrue du religieux révèle.

Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles).

 

Aller au haut