Dimanche 22 décembre 2024
mercredi 13 novembre 2019

Islam et enjeux du numérique

Parmi les idées reçues qui mériteraient d’être revisitées, il y a l’idée selon laquelle les religions institutionnelles, dont l’islam, seraient entièrement involutives, c’est-à-dire qu’elles aspireraient à un retour complet vers le passé. Si l’on définit (succinctement) la modernité comme une confiance en un avenir piloté par l’idée de progrès, on peut penser que les religions institutionnelles seraient intrinsèquement réfractaires au monde moderne.

Dans le cas de l’islam, le succès relatif du salafisme et de sa doctrine basée sur l’idée de retour à la pratique des trois premières générations de musulmans semble cautionner, en apparence, cette idée de rejet complet de la modernité. En apparence seulement, car lorsque l’on se penche sur les moyens déployés par ce courant de pensée pour faire triompher ses idées, on se rend compte que si le salafisme récuse les racines philosophiques de la modernité, il en accepte volontiers les fruits. C’est ainsi que la liberté de manifester et d’enseigner un culte, garantie par les articles 10 et 18 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, se marie avec les avancées en matière de technologie pour donner des formes paradoxalement très modernes de prosélytisme religieux antimodernes. C’est sur les implications de ce paradoxe que porte mon propos.

On peut en effet considérer que la liberté de conscience et la promotion de la recherche scientifique et technologique font partie des piliers les plus importants d’une société moderne. En ce sens, on s’attendrait à ce que des courants de pensée fondamentalistes rejettent toute forme de modernisation des modalités du croire et de sa transmission et misent plutôt sur la transmission orale, les dourous (cours traditionnels en langue arabe) dans les mosquées et l’apprentissage par cœur de textes. Or, quelques visites dans les librairies dites « islamiques » (et qui sont souvent de tendance salafiste), notamment à Bruxelles, ont tendance à infirmer cette attente.

On y trouve en effet un foisonnement d’appareils, programmes informatiques, bandes dessinées et DVD’s (voire Blue-ray) qui montrent à quel point leur prédication doctrinale a investi le champ technologique. Les produits les plus surprenants vont de dispositifs d’apprentissage du Coran avec stylo-lecteur électronique à des montres préprogrammées pour sonner aux heures de prière où que l’on se trouve dans le monde. Ces produits sont la preuve d’une imagination féconde et d’une sérieuse mise à contribution de la technologie au service de la prédication et de l’orthopraxie.

Mais ces produits que d’aucuns pourraient ranger dans la catégorie des gadgets ne sont que la partie émergée d’un iceberg plus profond. Cette dernière décennie a été l’occasion d’assister à un développement exponentiel des vitesses de connexion à l’Internet ainsi qu’à l’essor d’une popularité grandissante des réseaux sociaux et de sites de vidéos en ligne tels que YouTube. Cette décennie a été aussi celle où nous avons assisté aux attentats du Musée juif de Bruxelles, de Charlie Hebdo, du Bataclan ainsi qu’aux attaques de 2016 à Bruxelles et Zaventem — sans oublier les multiples agressions revendiquées par Daesh. Des chercheurs comme la sociologue Hasna Hussein ont analysé les possibles liens entre monde numérique et processus de radicalisation. Les résultats sont sans appel : Internet a été investi par des groupuscules terroristes ou plus généralement par des dynamiques islamistes, que je définis ici comme des engagements politiques visant l’établissement d’une théocratie partielle ou totale, dans les pays de culture musulmane ou ailleurs.

Non seulement les recruteurs font un usage efficace des réseaux sociaux pour pointer des cibles précises, les isoler puis les enfermer dans des groupes clos, mais ils font aussi la démonstration de leur maîtrise des outils de communication en mettant au point des vidéos de propagande efficaces. C’est sur ce point que je souhaiterais m’attarder un moment. En effet, toujours d’après les analyses du professeur Hussein, les références culturelles mobilisées font directement sens pour un public jeune et moderne : on trouve ainsi un recours à des références comme le jeu vidéo Mortal Kombat ou encore Call of Duty qui s’entremêlent avec des éléments beaucoup plus traditionnels comme les anasheeds (chants religieux en arabe). Ce recours à une forme de culture populaire est aussi surprenant qu’efficace : ces références augmentent en effet drastiquement le potentiel de séduction des discours qu’elles portent.

Nous entrons là au cœur du sujet : il faut garder en tête la citation célèbre de Marshall McLuhan, « medium is the message » (le medium est le message), et réaliser que le recours au numérique n’est pas juste un moyen de faire passer un discours mais un nouveau type de discours en soi. Autrement dit, nous avons affaire à une modernisation radicale de la façon de discourir du religieux, en l’occurrence ici pour l’orienter vers la politique. Ce constat doit nous mener à considérer la nature de ces nouveaux discours qui, il faut le reconnaître, brillent par leur modernité.

Quand on élargit la réflexion à d’autres formes de discours qui ne relèvent pas de la propagande terroriste, on se rend compte que si le contenu des discours varie, les stratégies de communication restent globalement les mêmes. Prenons l’exemple de la chaîne YouTube Islamojolie, qui est une chaîne de vulgarisation de l’approche scientifique de l’islam. Il est évident que l’objectif même de la chaîne, à savoir la popularisation de l’approche historico-critique de l’islam, est à l’opposé des objectifs islamistes. Néanmoins, on retrouve le même procédé de recours à la culture populaire pour rendre compte des points de vue du discoureur. Ainsi, des extraits de films ou séries télévisées, de clips de musique voire des effets sonores tirés de jeux vidéo ponctuent les propos, quand ils ne font pas l’objet de montages à part entière. En montant en abstraction, on peut se demander ce que ces stratégies de communication apportent et qu’un autre medium n’apporterait pas ? Pour situer ce questionnement, on peut comparer un discours traditionnel donné à la mosquée et un discours diffusé par une vidéo en ligne.

Dans une mosquée, le traditionnel dars (sermon en arabe) précède la prière du vendredi. Il peut cependant être donné avant ou après n’importe quelle autre prière, la seule obligation pour les fidèles étant d’assister à celui du vendredi. Dans cette configuration, l’imam se tient debout tandis que les fidèles l’écoutent assis. On peut noter que dans la plupart des cas, un micro est utilisé, surtout dans les mosquées qui ont une certaine taille et parfois un effet d’écho est ajouté, ce qui renforce le côté solennel du sermon. C’est à peu près tout ce qu’il est possible de faire dans cette configuration : surinvestir la voix de l’imam pour qu’elle retentisse. C’est d’ailleurs un procédé que l’on a beaucoup retrouvé chez l’imam Mehdi Kabir, connu pour ses propos de 2015 concernant « les gens qui mangent du porc et qui finissent par se comporter comme des porcs ». En revanche, qu’est-il possible de faire avec une vidéo ? À peu près tout ce que l’imagination permet en matière de montages et trucages.

Le point commun entre le recours à un micro qui permet un effet d’écho et un montage vidéo qui va mettre à contribution des références de la culture populaire (jeux vidéo, films, clips musicaux etc.) est qu’il s’agit dans les deux cas de favoriser les chances d’adhésion d’un public cible à un point de vue spécifique ou à une forme d’idéologie. Dans le cas du dars à la mosquée, le sentiment de révérence recherché est amplifié par l’effet d’écho qui fait retentir la voix de l’imam qui parle de sorte qu’on puisse qualifier la manœuvre de tentative de créer ou d’asseoir une disposition émotionnelle chez le public cible. Dans le cas d’un montage vidéo, les moyens disponibles et la flexibilité du medium permettent d’aller bien au-delà : il devient possible de faire entrer un public dans un univers de sens, c’est-à-dire une sorte de représentation du monde et de soi dedans.

Ainsi, et pour reprendre les exemples mentionnés plus haut, le recours à des références comme le jeu vidéo Call of Duty ou Mortal Kombat est un moyen de faire transiter la violence de ces jeux dans le monde géopolitique réel. Pour le dire autrement : il devient possible de mélanger fiction et réalité afin de produire du fantasme. C’est l’adhésion à une vision fantasmée de l’état du monde musulman actuel et des moyens d’en être partie prenante qui a pu favoriser les départs en Syrie. C’est ce qui ressort entre autres du témoignage de Laura Passoni (une returnee de Syrie) quand elle raconte son propre parcours et les parcours d’autres personnes endoctrinées qu’elle avait rencontrées : la première mission du recruteur consiste à créer un univers de sens qui inverse fiction et réalité pour finalement inverser lucidité et vision fantasmée. Dans cet acte indispensable de création, les vidéos de propagande ont été la pièce maîtresse de la manœuvre.

Au final, et pour clore le propos, nous pouvons conclure que bien que des idéologies à signature islamique, comme le salafisme ou les différentes formes d’islamisme, récusent la modernité dans ses fondements philosophiques, elles ne rechignent pas à profiter de ses fruits en utilisant abondamment les avantages que nous procurent la technologie, notamment en investissant massivement le monde numérique. Cet investissement a permis le développement de nouveaux produits de consommation à caractère religieux comme des corans numériques, mais il a surtout permis de développer de nouvelles méthodes de communication extrêmement puissantes. Il serait en ce sens utile pour le chercheur de prendre la pleine mesure de cette modernisation de la lutte contre le monde moderne.

Hicham Abdel Gawad (FRESH-FNRS, ULB-UCL).

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