Au même moment, afin de mobiliser de manière spectaculaire la population de leur pays dans la lutte contre le sida, une quarantaine de parlementaires zimbabwéens ont choisi de se faire circoncire dans l’enceinte même du Parlement national. Ce geste, posé dans un pays ravagé par la maladie, où plus d’un quart de la population adulte était atteinte par le virus il y a quinze ans — contre 14 % aujourd’hui —, s’inscrit dans le cadre de la campagne d’une organisation américaine qui espère opérer la circoncision de 1,2 million d’hommes d’ici 2015, afin d’éviter 750.000 nouvelles contaminations par le virus VIH.
Cette campagne fait suite, en effet, au constat opéré dans les années quatre-vingt-dix que la population de la ville de Dakar était moins sujette à la propagation du sida. Le lien a dès lors été fait avec la circoncision — la capitale sénégalaise étant à forte domination musulmane, et donc composée d’une population masculine largement dominée par des hommes circoncis. Diverses recherches ont montré par la suite que la circoncision permettait de réduire de moitié la transmission du virus VIH, du fait que certaines cellules présentes sur la partie interne du prépuce servent de porte d’entrée au virus lors de relations sexuelles. Ce qui a justifié le lancement spectaculaire de la campagne au Zimbabwe.
L’arrêt allemand pose quant à lui de manière brutale une question qui allait tôt ou tard émerger en Europe. D’abord en raison du fait que l’excision féminine seule ne pouvait y être considérée comme une mutilation, la circoncision procédant pour d’aucuns d’une même altération physique du corps de l’enfant pour motif religieux ou traditionnel, contraire aux droits énoncés dans les textes internationaux. Ensuite parce que les débats actuels sur les limites à une liberté religieuse chaque jour davantage brandie dans nombre de dossiers sensibles, allaient un jour ou l’autre se saisir de cette question. Parce que aussi certaines pratiques religieuses ou coutumières peu compatibles avec l’éthique de mise de nos jours à l’égard des êtres humains comme des animaux — l’ablation du clitoris, la circoncision, l’abattage rituel de viande cacher ou halal… — sont de plus en plus contestées. Enfin, parce que le rapport délicat entretenu par l’opinion occidentale à l’égard de l’islam, où l’altérité se joue sur des registres anthropologiques autant qu’idéologiques — la difficulté à accepter le voile islamique l’a bien montré — ne pouvait manquer d’interroger aussi une différence identitaire marquée dans la chair de l’individu mâle, vingt ans après les premières polémiques sur la « différence » des filles voilées.
Ce jugement casse aussi un tabou : l’atteinte à l’intégrité physique des filles et des femmes commise au nom de la religion ou de la coutume est depuis de longues années mise en cause — avec un succès relatif, toutefois — par nombre d’organisations internationales, qu’il s’agisse des Nations Unies, de l’Organisation mondiale de la Santé ou de l’Unicef… Elle est punie comme un crime grave dans la législation de nombre de pays, dont les Etats occidentaux. Or, la circoncision masculine, si elle n’entraîne bien évidemment, dans l’immense majorité des cas, ni conséquences sanitaires graves, ni perte du plaisir sexuel, et si elle ne répond pas à une volonté patriarcale — ou matriarcale — de soumission comme c’est le cas du sexe féminin avec l’excision ou l’infibulation, n’en demeure pas moins, quand elle est pratiquée sans consentement avant l’âge adulte, une atteinte au corps de l’enfant — littéralement, une amputation, puisqu’il s’agit de l’ablation de tissus sains et fonctionnels du corps humain. Et ce sans compter une question qui préoccupe beaucoup notre époque, celle de la douleur ou de la souffrance, puisque l’ablation hors hôpital, qui est la norme hormis en Amérique du Nord, est pratiquée sans anesthésie autre que superficielle et, pour une partie des interventions, dans un cadre non médicalisé.
Le plus souvent, la circoncision rituelle, sans être autorisée expressément en droit, n’est pas non plus interdite — le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne a d’ailleurs convié le Parlement allemand à légiférer sans tarder en la matière. En principe, comme toute atteinte non médicalement justifiée à l’intégrité physique d’une personne, elle devrait tomber sous le coup du code pénal. Or, pour diverses raisons — bien que pourrait être visé, outre l’atteinte à l’inviolabilité du corps humain, l’exercice illégal de la médecine par les circonciseurs ou péritomistes non médecins —, la tolérance prévaut, ou prévalait jusqu’ici, assimilant la circoncision à une pratique coutumière et non médicale.
Des cas récents, notamment de plainte pour exercice exclusif de l’autorité parentale, montrent que cette tolérance sera peut être mise à mal dans les années à venir du fait de divergences de vues entre parents ou plus largement du fait que, de plus en plus, la circoncision est assimilée par certains à une mutilation. Ainsi, aux Etats-Unis, des enfants devenus adultes ont porté plainte contre leurs parents pour atteinte au libre arbitre au moment de l’opération, et ont obtenu réparation. En Allemagne, des organisations professionnelles de médecins ont immédiatement, dès la publication de l’arrêt du 26 juin 2012, mis leurs membres en garde contre les conséquences de circoncisions pratiquées pour motifs religieux, au vu du précédent jurisprudentiel créé par l’arrêt colonais.
Bien qu’elle soit surtout pratiquée en islam et dans le judaïsme, d’autres communautés religieuses ou traditionnelles procèdent à l’ablation du prépuce, qui le plus souvent marque l’entrée de l’enfant dans une communauté et scelle son alliance avec Dieu, à travers un rite qui constitue un sacrifice symbolique. Elle pose toute la question de l’identité, entre choix et contrainte, puisqu’elle est ici marquée dans le corps de l’individu — les réactions des organisations juives à l’arrêt de Cologne l’ont bien montré qui, à l’instar de celles du Parlement juif européen ou du Conseil central des Juifs d’Allemagne, y ont vu une « ingérence inacceptable dans les prérogatives des communautés religieuses », concernant « un rite qui touche au plus profond » de la tradition juive. Ce qui entraîne de facto la question de la mainmise d’un groupe social ou religieux sur les corps des individus, afin de signifier dans leur chair l’appartenance à une communauté.
Le tribunal allemand dont l’arrêt a d’emblée suscité la polémique n’a pas rejeté pour autant l’ablation du prépuce à des fins médicales. Et l’on sait qu’aux Etats-Unis par exemple, l’ablation thérapeutique du prépuce est une opération courante, souvent décidée par conformisme social, justifiée aujourd’hui pour des motifs prophylactiques — même si des motifs autant sanitaires que moraux, comme la prévention de la masturbation, ont été à l’origine de la généralisation de cette pratique, aujourd’hui en nette régression eu égard à ce qu’elle a été au milieu du XXe siècle et voici deux ou trois décennies encore.
En décrétant que la modification irréparable qu’apportait la circoncision était « contraire à l’intérêt de l’enfant, qui doit décider plus tard par lui-même de son appartenance religieuse », le tribunal de Cologne a considéré que les droits des parents en matière d’éducation, tout comme la liberté religieuse, n’étaient pas remis en cause dès lors que l’enfant était en âge de décider lui-même de procéder ou non à cette mutilation — la liberté de religion étant ainsi, si l’on suit l’interprétation qu’en ont fait les juges colonais, renforcée plutôt que diminuée. Ce qui rejoint les questions soulevées dans le débat portant sur l’avortement ou l’euthanasie, relativement à la liberté d’un jeune à disposer de son corps.
Comme l’ont rapporté plusieurs organes de presse, cette décision judiciaire est « extrêmement importante pour les médecins car ils ont pour la première fois une base légale sur laquelle s'appuyer », alors qu’auparavant le flou juridique les laissait dans l’expectative. Ce qu’a confirmé au Financial Times Deutschland (FTD) Holm Putzke, un juriste de l'Université de Passau, selon lequel « aucun médecin ne pourra plus à l'avenir prétendre avoir cru qu'il devait circoncire un enfant pas encore en âge de décider pour des raisons religieuses » — rappelons que le médecin à l’origine de l’affaire, qui avait fait l’objet d’une plainte du parquet, avait en première instance comme en appel été acquitté, les deux cours estimant que l’accusé n’était à l’époque des faits pas en mesure de déterminer s’il agissait illégalement.
Le débat demeurera pourtant difficile, mettant en tension la liberté religieuse et les limites des droits des parents sur leurs enfants en matière d’éducation et d’appartenance religieuses, et mobilisant sans aucun doute nombre d’arguments médicaux qui plaident en faveur de la circoncision — comme la spectaculaire initiative zimbabwéenne l’a illustré. Un débat qu’aura sans aucun doute à trancher la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, alors que l’une des plus importantes organisations musulmanes de la République fédérale voyait dans l’arrêt de Cologne pas moins que la « criminalisation » d’une coutume musulmane et juive millénaire.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).