Dimanche 22 décembre 2024
vendredi 26 juin 2020

La vaccination, divine ou maléfique ?

Le monde entier espère que les chercheur·euses trouvent au plus vite le vaccin contre la COVID-19, moyen le plus efficace d’enrayer la crise sanitaire, sociale et économique que nous traversons. Ce vent d’espoir est, pour certains religieux, porté par l’espérance que Dieu pourrait intervenir pour accélérer la découverte. Pour d’autres croyants, le vaccin médical ne soigne de toute façon que les corps, seul compte le vaccin « spirituel ». Pour d’autres encore, cette maladie planétaire est le signe d’une malédiction divine, un châtiment. Vouloir s’en prémunir, c’est s’opposer au dessein divin. Les croyant·es ont donc des opinions très différentes sur le droit et la légitimité de pratiquer la vaccination. Ce n’est pas neuf. 

La pratique de la variolisation qui consiste à inoculer dans un corps sain une forme atténuée de variole est attestée en Chine au XVIe siècle. Elle se propage ensuite par la route de la soie pour atteindre la France et l’Angleterre au début du XVIIIe siècle. Dès cette époque, le principe qui consiste à introduire une substance viciée dans un corps qui ne l’est pas suscite de sérieuses résistances. En France, il provoque une vraie querelle médicale. À cette occasion, les théologiens se prononcent pour la plupart en faveur de l’inoculation variolique. Ils invoquent le droit moral de contracter un mal certain, atténué, pour éviter un mal plus virulent, fréquemment létal. Pendant ce temps, la variolisation se répand du chef de médecins et de dirigeants convaincus de ses bienfaits. De nombreuses personnalités des cours royales et princières se font ainsi inoculer. 

À la fin du XVIIIe siècle, le chirurgien anglais Edward Jenner constate que les fermières qui traient les vaches ne sont pas affectées par la variole lors des épidémies. Il fait l’expérience d’inoculer à des sujets humains la « vaccine » extraite de pustules apparaissant sur le pis des vaches. Cette maladie bovine proche de la variole a alors l’avantage d’être beaucoup moins dangereuse pour l’homme, tout en provoquant une immunité similaire.

La découverte de la vaccine provoque un sentiment d’enthousiasme, une véritable frénésie. Il faut dire que les épidémies de variole déciment les populations et laissent ceux et celles qui en réchappent défiguré·es ou handicapé·es à vie. La prophylaxie s’inscrit en outre dans le courant hygiéniste en train d’émerger. Pour les hygiénistes, la propreté des corps, des villes et des habitations est la panacée. Quant au clergé, pour la plus grande partie d’entre ses membres, l’invention est une bénédiction. Il faut dire qu’à l’époque on constate que l’immunité est produite par la vaccination, mais on ne peut l’expliquer. Il faudra attendre la découverte du rôle des macrophages par le médecin russe Elie Metchinokoff en 1891 pour comprendre les mécanismes des anticorps.

Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, en Italie, des prêtres organisent des processions pour mener hommes, femmes et enfants aux séances de vaccinations publiques à l’hôpital. Des autorités ecclésiastiques rédigent des opuscules vantant la préservation antivariolique et les évêques incitent les prêtres à éclairer leurs ouailles sur la nécessité de faire vacciner leur famille. Dans les régions sous autorité napoléonienne, le clergé devient une sorte d’auxiliaire des municipalités pour la vaccination massive. Dans tous les États européens, les ecclésiastiques sont invités à participer à la police de la santé ; tout comme le sont les missionnaires dans les colonies, qui vaccinent les populations autochtones, assimilant parfois le rituel de la vaccination au sacrement du baptême. Un malaise se ressent toutefois chez certains prêtres et pasteurs qui ne sont pas tous certains que leur fonction dépasse les soins des âmes et que ceux des corps les concernent. Pour répondre à cette objection, les théologiens rappellent que Jésus guérissait les malades et que l’Église s’est au emeurant toujours souciée de la médecine des corps.

Quelques voix s’élèvent également pour s’interroger : peut-on entraver les desseins de la Providence ? Un consensus parmi les théologiens émerge pour répondre que Dieu aime les vivants et n’interdit pas de se prémunir contre la maladie ni les remèdes pour s’en guérir. Les médicaments de la terre n’ont-ils pas été créés par Dieu à l’intention des hommes ? Au XIXe siècle, la soumission à la prédestination est même perçue comme exogène au christianisme, qui se distinguerait en cela de religions « arriérées » telle que l’islam et les religions chinoises. En réalité, la plupart des courants musulmans sont favorables à la vaccination, arguant que le Coran encourage à agir préventivement contre le danger (c’est le concept de wiquya), qu’il soit moral, religieux ou sanitaire.

Un autre argument contre le vaccin est qu’il introduirait du corps animal dans l’espèce humaine et risquerait donc de le corrompre — c’est la peur de la « minotaurisation ». Les théologiens arguent que l’humain ingère déjà du lait et de la viande bovine. 

Sauf quelques exceptions, ce n’est donc pas dans les rangs du clergé ou dans le corpus théologique que puiseront les antivaccinateurs. La complicité de l’Église catholique et des autorités publiques sur les questions de vaccination va même pousser Hubert Boëns, le premier président de la Ligue universelle des Anti-Vaccinateurs (fondée en 1881) à rejeter de concert vaccin et dogme religieux, assimilant l’un à l’autre, puisque tous deux prêchés depuis la chaire d’église et révérés aveuglement. Cependant un préjugé tenace fait dire et penser que l’Église serait hostile à la vaccination par obscurantisme. Dans les faits, les médecins, parmi lesquels de nombreux catholiques, participèrent aux grandes campagnes de vaccination avec des arguments humanistes et le soutien du clergé durant tout le XIXe siècle. Nombre d’entre eux furent en outre parmi les défenseurs de la vaccination obligatoire, qui ne fut que tardive en France et en Belgique. Ils se plièrent cependant à l’argument libéral prédominant invoquant que l’État n’a pas le droit d’introduire d’autorité une substance viciée dans un corps sain.

Ce dernier principe est au cœur de l’argumentaire des campagnes des ligues et associations anti-vaccination (les antivax) qui se mobilisent depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. Alors que les États font appel à la responsabilité individuelle et au devoir citoyen envers la communauté, les anti-vaccinateurs réclament leur droit à l’autonomie corporelle. L’assimilation du vaccin à une substance viciée n’est toutefois pas entièrement sans fondement. Puisque la vaccination se fait de bras à bras, et parfois dans des conditions d’hygiène peu idéales, il arrive que du sang contaminé par d’autres maladies soit transmis d’un vacciné à un autre. Ainsi, les accidents de ‘syphilis vaccinale’ ne sont pas rares au XIXe siècle, et souvent dissimulés au public. Une autre obsession de l’époque concerne aussi la dégénérescence. Des moralistes et des médecins sont persuadés que l’introduction du vaccin appauvrit, affaiblit, débilite la « race », l’espèce humaine. 

On trouve une idée analogue dans les croyances populaires. Certains parents croyaient par exemple que la variole pouvait avoir un effet salutaire sur leur enfant, car la maladie éliminait prétendument toutes les humeurs viciées de l’organisme. On remarquera que l’idée d’un effet renforçant de la maladie est encore régulièrement avancée par les adversaires du vaccin. Ceux-ci, du reste, s’appuient toujours aujourd’hui sur ce type d’argumentation scientifique, mettant en avant toutes sortes de conséquences morbides dont ils accusent le vaccin : stérilité, autisme, allergies, transmission de la sclérose en plaque, etc.

Les résistances sont en outre marquées, hier comme aujourd’hui, par des arguments économiques et politiques. Les anti-vaccinateurs pointent du doigt le marché lucratif des vaccins et des entreprises pharmaceutiques à la solde de grandes puissances, qu’ils accusent de taire ou de négliger les effets secondaires de leurs produits. 

C’est peut-être davantage en périphérie ou en dehors du mouvement antivax que l’on va trouver des poches isolées de résistance ayant une base religieuse. Au début du XIXe siècle, par exemple, le médecin hollandais et écrivain calviniste Abraham Capadose proclame que l’homme n’a pas le droit d’usurper le rôle de Dieu en modifiant le corps d’individus non-malades. Il est alors combattu sur tous les fronts par le milieu médical. En Belgique, durant la période française (1795-1814), certains curés des campagnes flamandes encouragent aussi l’hostilité des populations envers la vaccination, mais leurs positions religieuses fondamentalistes cachent en partie un rejet politique du régime républicain anticlérical qui leur impose la vaccine. 

Similairement, dans les colonies, les résistances aux campagnes de vaccinations sont parfois attribuées aux croyances locales alors qu’elles signalent tout autant un rejet par les populations colonisées des puissances coloniales. Le refus actuel du vaccin dans des régions musulmanes en situation de conflit est inspiré également par un sentiment de méfiance à l’égard des autorités sanitaires — supposées être à la solde de gouvernements jugés illégitimes ou de puissances ennemies. Et c’est sans parler des chrétiens qui se mobilisent actuellement, non pour contrer la pratique de la vaccination elle-même, mais pour interpeller les États afin qu’ils interdisent que les recherches sur le vaccin se pratiquent sur des souches humaines issues de cellules de fœtus avortés.

Dans les pays protestants, la résistance religieuse au vaccin est aussi le fait de communautés fondamentalistes existant en marge du protestantisme mainstream. Sous leur impulsion, l’argument anti-vaccinal de la liberté individuelle s’est trouvé, au cours des XXe et XXIe siècles, graduellement assimilé à la notion de « religious freedom ». Aujourd’hui, sans toujours s’appuyer sur des arguments spirituels, certains groupes invoquent néanmoins la liberté religieuse pour obtenir une exemption vaccinale prévue par la loi américaine ou canadienne. Alors que ces exemptions gagnent en importance, on assiste à la résurgence de certaines épidémies. C’est une nouvelle déclinaison de ces tensions entre dogmes, choix individuel et santé publique que nous offre la crise actuelle du Covid-19. Le confinement, le port du masque, le vaccin attendu sont autant de mesures dont le rejet individuel devra être pesé en regard de ses conséquences sur la collectivité.

Valérie Leclercq et Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).

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