Jeudi 28 mars 2024
lundi 17 septembre 2012

Liberté religieuse : une liberté absolue ou relative ?

Nils Muižnieks, Council of Europe Commissioner for Human Rights Nils Muižnieks, Council of Europe Commissioner for Human Rights Āboltiņa tiekas ar Eiropas Padomes cilvēktiesību komisāru Nilu Muižnieku

Durant l’été qui vient de s’écouler, de nombreuses voix se sont fait entendre pour dénoncer de multiples atteintes à la liberté religieuse en Europe. Il en fut ainsi, notamment, du Département d’Etat américain, par les interventions conjuguées de l’ambassadrice des Etats-Unis pour les libertés religieuses et de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, qui ont considéré que le monde faisait marche arrière dans la protection de la liberté religieuse. Toutes deux ont mis en parallèle la montée de la xénophobie, de l’antisémitisme et des sentiments antimusulmans, en Europe, et certaines lois votées notamment en Belgique et en France, qui pénaliseraient les musulmans. Dans le même temps, le commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks, a tenu des propos semblables et stigmatisé, dans un rapport récent, la montée de l’islamophobie en Europe, laquelle s’exprimerait singulièrement par des atteintes discriminatoires à la liberté religieuse des musulmans.

On voit là à l’œuvre deux dérives manifestes. L’une, qui s’observe dans la conception selon laquelle la liberté religieuse serait une liberté absolue, alors que tant les traditions nationales que les textes internationaux qui prévalent en Europe, telle la Convention européenne des Droits de l’Homme dont la Cour de Strasbourg assure la sauvegarde, en font une liberté restreinte. L’autre, qui voit des institutions traditionnellement vouées à la défense des droits de l’homme placer désormais la question de la liberté religieuse à l’agenda prioritaire de leurs préoccupations. Ces dernières le font en mettant en corrélation, de manière insidieuse et souvent peu recevable, le climat de xénophobie régnant indubitablement en Europe — tout comme les discriminations bien réelles existant notamment sur le marché de l’emploi à l’égard de citoyens originaires entre autres de pays à majorité musulmane —, et des initiatives législatives ou réglementaires récentes en matière de régulation du religieux.

Il en ressort l’image d’un paysage européen globalement hostile à la religion et aux convictions, ou entravant la liberté religieuse, ce qui ne correspond pas à la réalité que l’on peut observer en Europe : tout au contraire, l’on y constate plutôt que ce sont souvent ceux qui ne croient pas qui sont entravés dans leurs libertés (à Malte, en Irlande, en Pologne ou en Slovaquie par exemple). L’on sait aussi qu’en diverses circonstances, l’on y a réduit ou tenté d’y réduire la liberté d’expression pour faire droit à l’une ou l’autre sensibilité religieuse particulière — la jurisprudence des cours et tribunaux, dans plusieurs pays européens, comporte de nombreux cas récents de cette propension.

En Europe, en effet, par ce qui n’est en réalité qu’une perversion de sens, la diffamation de la religion est assimilée fréquemment aujourd’hui à la diffamation envers les croyants, menant à la confusion avec la discrimination ethnique ou religieuse. Avec à la clé de cet amalgame pervers entre l’hostilité à l’égard de certaines idées, religieuses en l’occurrence, et la xénophobie, la menace permanente que la critique de la religion soit assimilée à du racisme. Ainsi, plusieurs instruments juridiques ont été utilisés ou manipulés par ceux qui entendent poursuivre pour blasphème, sous le couvert d’injure faite aux religions, inversant en quelque sorte le sens de la rhétorique des droits de l’homme.

Cette propension, qui vise à soumettre certains droits fondamentaux à une liberté religieuse sacralisée, en inversant ainsi la hiérarchie des droits, ne se rencontre pas uniquement dans le domaine de la liberté d’expression. D’autres droits et libertés sont l’objet de la même subversion, pour que prévale une liberté religieuse considérée comme souveraine — aux yeux des uns pour des motifs politiques ou idéologiques, aux yeux des autres pour des raisons identitaires.

Or, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté religieuse, sans en faire un droit absolu cependant, quand il énonce : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». De surcroît, dans l’arrêt Klimenos contre Grèce par exemple, la Cour a rappelé que la liberté de manifester sa religion était bien une liberté relative. L’Etat peut donc apporter des limites à la liberté religieuse, notamment en matière de trouble à l’ordre public — ce que proclame non seulement la Convention, mais également la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ainsi que plusieurs lois fondamentales.

S’ajoute à la dérive évoquée plus haut le fait que nombre d’organisations se réclamant explicitement de la défense des droits de l’homme visent en réalité spécialement les entraves à la liberté religieuse, comme s’il s’agissait là du marqueur le plus déterminant des manquements au respect des libertés fondamentales. Dans le même temps, par un rapport qui a fait grand bruit sur « La discrimination à l'égard des musulmans en Europe », une organisation respectée en matière de défense des droits fondamentaux, Amnesty International, a paru, aux yeux d’aucuns, s’éloigner de son implication traditionnelle au bénéfice de citoyens persécutés dans le monde en jouant elle aussi de l’amalgame douteux entre xénophobie et atteintes à la liberté religieuse.

Là où la confusion opère aussi de plus en plus, c’est que l’on entend la liberté religieuse non plus seulement comme la liberté particulière d’exercer son droit à l’expression de ses convictions et des pratiques qui en découlent — l’exercice public du culte, ou se promener en rue en arborant un signe religieux — mais, bien plus, comme le droit de contrarier la liberté d’autrui pour la mettre en oeuvre. Ainsi, on considère désormais que l’activité de tous peut être entravée pour permettre l’expression particulière d’une liberté religieuse, ce qui pose clairement la question de la hiérarchie des droits, parce qu’ici une liberté singulière exerce son empire sur la liberté générale.

Ce dévoiement ne résulte pas uniquement de revendications particulières, mais procède de pratiques publiques aussi. Il en est ainsi de la jurisprudence relativiste de certaines cours et tribunaux, dans des Etats pourtant considérés comme laïques ou neutres, qui font droit à des particularismes contraires aux droits fondamentaux au nom de l’égal respect dû aux croyances de chacun, en reconnaissant certaines pratiques coutumières par exemple.

Or, les droits de l’homme ne peuvent exister sans hiérarchie. Quand il y a conflit, il faut que des principes s’imposent aux autres. Il en va ainsi de la liberté religieuse, qui est certes un droit inaliénable, mais qui ne peut, dans la hiérarchie des droits, s’imposer au principe d’égalité. La Cour européenne des droits de l’homme l’a rappelé, en posant très clairement que l’égalité entre l’homme et la femme était un principe supérieur à la liberté religieuse.

On voit se manifester aujourd’hui un travestissement du sens de la liberté de religion telle qu’elle s’est construite dans les pays de tradition catholique principalement. Historiquement, ce principe y avait été conçu, en effet, comme un rempart des minorités religieuses contre l’emprise du culte majoritaire, et non comme un sésame visant à imposer des pratiques motivées par la religion dans l’espace public. Car il est évident que nul pays européen ne connaît une situation de persécution religieuse de nos jours, et que les atteintes à la liberté de religion ne se rencontrent en ce début de XXIe siècle que là où des minorités religieuses sont bafouées dans leur droit d’exercer pacifiquement leur religion, en Asie et en Afrique principalement.

« Plus que jamais, les défenseurs des droits de l’homme incluent la liberté religieuse dans leur agenda », a déclaré Mgr Silvano Tomasi, observateur permanent du Saint-Siège aux Nations-Unies à Genève, intervenant ce 12 septembre dernier lors de la conférence internationale organisée à l’Université catholique d’Amérique à Washington sur le thème « Liberté religieuse internationale : un impératif pour la paix et le bien commun ». « Il est clair, a-t-il souligné, que la liberté religieuse est désormais au centre du débat courant », et « il n’y a pas de doute que la liberté religieuse soit sous pression dans le monde ».

Subordonnant le respect de la liberté individuelle au respect de la liberté accordée aux religions, Mgr Tomasi a déploré que des « démocraties libérales occidentales, de manière sophistiquée, souscrivent à une culture qui tend à reléguer la religion dans la sphère privée » et qu’à travers divers systèmes juridiques, elles « effritent la signification originale de la liberté religieuse ». Il a diagnostiqué « une relecture restrictive » et une réinterprétation continue des principes pour « les réadapter aux agendas politiques du moment » et leur corollaires : des « politiques antireligieuses » qui touchent l’instruction, les lois sur la famille, ou la santé. On peut voir le signe, dans cette déclaration d’un haut responsable de l’Eglise catholique, que la liberté religieuse constitue aujourd’hui un enjeu plus que sensible, et que c’est entre autre sur ce terrain — et de la définition qu’on donnera de cette liberté — que s’affronteront des conceptions foncièrement antagonistes de la démocratie et des droits fondamentaux.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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