Vendredi 22 novembre 2024
mercredi 28 septembre 2011

L’Eglise catholique du Rwanda et le génocide de 1994

La récente visite de Paul Kagame en France a réactivé l’attention des médias sur une question quelque peu oubliée : celle des religieux soupçonnés de participation au génocide ayant trouvé refuge dans l’hexagone. Le réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays jette en effet une nouvelle lumière sur le problème de l’extradition éventuelle d’individus visés par des mandats d’arrêt internationaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Le cas le plus emblématique à cet égard est sans doute celui du père Wenceslas Munyeshyaka, ancien curé de la paroisse Sainte-Famille de Kigali où, d’après les témoins survivants, il se serait livré à des violences, extorsions, viols et meurtres à l’encontre des réfugiés Tutsi de la cathédrale dont il avait la charge.  

Au-delà de l’impact de tels témoignages et de procès retentissants impliquant des religieux comme celui des « quatre de Butare » à Bruxelles, le génocide a durablement bouleversé les relations entre l’Eglise catholique et l’Etat rwandais. Pour comprendre une quinzaine d’années de tensions, d’accusations réciproques et de négociation pragmatique entre les deux institutions, il est nécessaire de porter le regard sur l’histoire de l’évangélisation du pays, une histoire vieille de plus d’un siècle.

Lorsque les Pères Blancs pénètrent au Rwanda, leur objectif est de convertir en priorité les élites. Marqués par les métamorphoses sociétales issues de la révolution industrielle, les missionnaires rêvent d’un « royaume chrétien » au cœur de l’Afrique. Certains d’entre eux produisent une littérature à visée ethnographique qui contribue à alimenter les représentations nées de la rencontre coloniale. Ainsi, les chasseurs-cueilleurs Batwas sont présentés comme une population primitive reléguée au plus bas de la hiérarchie sociale - il est vrai que des discriminations strictes les isolaient des autres composantes de la société -, les Hutus comme de bons cultivateurs un peu frustes, et les Tutsis comme des pasteurs d’origine étrangère au pays, des dirigeants-nés, rusés et parfois retords. Ces derniers sont patiemment courtisés par les Pères Blancs, mais le roi - mwami - Musinga, s’il ne s’oppose pas à la conversion des masses paysannes, rechigne à l’éducation religieuse de la cour et de la noblesse tutsi. Il est destitué en 1931, au grand soulagement des missionnaires qui avaient milité en faveur de cette éviction. Un prince catéchumène est alors porté au trône, et l’évangélisation désormais libérée des élites entraîne, dans le courant des années trente, la « tornade des conversions » : un record dans l’histoire missionnaire en terme du nombre de baptisés.

Et c’est là l’une des premières critiques adressée à l’Eglise catholique au lendemain du génocide : cette politique d’évangélisation des masses, appliquée durant des décennies, se serait traduite par une mauvaise assimilation des valeurs de la nouvelle religion, alors même que le système normatif traditionnel était rendu caduque. De nombreux Rwandais se seraient convertis par sentiment d’obligation ou par opportunisme, ayant senti le vent tourner : le catholicisme était désormais la religion de la cour royale, des autorités de tutelle, du pouvoir économique naissant. Quant aux pratiques religieuses traditionnelles, elles étaient désormais synonymes d’obscurantisme, d’immoralité, de primitivisme, voire d’insubordination.

Durant la période coloniale, les rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique sont très étroits, et souvent incestueux : « La croix protège le drapeau qui l’abrite dans ses plis », comme s’en félicitent les missionnaires. L’administration coloniale repose en partie sur les moyens humains et matériels de l’Eglise catholique en matière de développement du réseau scolaire, mais aussi des soins de santé. Les Tutsis sont systématiquement favorisés sur le plan de l’accès à l’éducation et aux emplois rémunérés.

Toutefois, au cours des troubles qui ont entouré l’indépendance nationale, acquise en 1962, les autorités de l’Eglise catholique se prononcent en faveur de la démocratie, interdisant qu’une majorité - les Hutus - soient gouvernés par une minorité. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le profil sociologique des missionnaires avait changé, de jeunes prêtres sociaux-démocrates renouvelant le regard posé de longue date sur la société rwandaise. En outre, les appuis socialistes de l’UNAR, parti monarchiste tutsi disposant bientôt d’une branche militaire, inquiètent les religieux qui soutiennent activement le président hutu Kayibanda, longtemps à la tête d’un puissant mouvement d’Action catholique, la Légion de Marie, lors de son accession aux plus hautes fonctions de la nouvelle république. Un soutien plus franc encore - Kayibanda ayant entre-temps noué des contacts jugés coupables avec le socialiste Nyerere, président de la Tanzanie voisine - est assuré à Juvénal Habyrimana, porté au pouvoir suite au coup d’Etat de 1973. Sous sa présidence, longue de près de vingt ans, la collaboration Etat-Eglise est particulièrement florissante sur le plan de l’enseignement comme du développement économique et de la planification familiale. Une activité religieuse intense se manifeste par la création de nombreux diocèses et l’ordination de plusieurs évêques. L’archevêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, est un membre dévoué du comité central du MRND, le parti unique. Il ne met un terme à ses activités politiques que dans la seconde moitié des années quatre-vingt.

Alors que le pays s’enfonce dans la guerre civile, la condamnation par les autorités ecclésiastiques d’un régime connaissant une radicalisation accélérée sera par la suite jugée trop timide. Le Front patriotique rwandais (FPR) est considéré avec beaucoup de défiance en raison de l’obédience marxiste de l’organisation dont il est issu, le Rwandese Alliance for National Unity (RANU). Durant le génocide de 1994, si certains religieux font preuve d’un comportement exemplaire voire héroïque à l’égard des réfugiés tutsis amassés dans leurs églises, d’autres collaborent de manière active ou passive avec les miliciens interahamwe. Au cours de ce qui sera ensuite présenté comme une bavure, trois évêques sont abattus par des soldats du FPR. Une fois le mouvement au pouvoir, des funérailles nationales sont catégoriquement refusées à l’archevêque Vincent Nsengiyumva.

Dans les années qui suivent le changement de régime, les relations entre une Eglise catholique profondément déstructurée et la sphère dirigeante sont tendues. Des thèses négationnistes circulent dans certains milieux ecclésiastiques, comme en témoigne la lettre adressée au Pape par des prêtres réfugiés à Goma. Le Vatican, qui soupçonne le FPR d’hostilité envers l’Eglise, défend l’hypothèse d’un « double génocide ». Des conflits autour du devenir des églises transformées en lieux de massacres opposent le pouvoir politique, résolu à convertir certains édifices sacrés en mémoriaux, et des représentants de l’autorité religieuse. En 1999, l’évêque Augustin Misago, accusé par des rescapés de participation au génocide, est arrêté et incarcéré durant neuf mois.

Les acteurs religieux réagissent de façon contrastée : certains crient à la persécution, d’autres entament une remise en question du rôle de l’institution durant la période coloniale et sous les deux premières républiques. Entre-temps, des dizaines de nouvelles dénominations religieuses, pour la plupart d’obédience protestante, fleurissent en milieu urbain, modifiant de facto la position ultra-dominante que l’Eglise catholique occupait de longue date. En réaction, celle-ci privilégie des pédagogies religieuses plus ouvertes à l’individu comme à l’émotion. En témoigne le succès du sanctuaire de Kibeho et des pèlerinages à Notre-Dame des Douleurs d’une part, et celui du « Centre de Réconciliation Jésus Miraculeux » de Ruhango d’autre part, où de nombreuses guérisons miraculeuses sont revendiquées. Aujourd’hui, les rapports entre Etat et Eglise catholique se sont apaisés. Pragmatiques, les autorités politiques savent que la reconstruction du pays passe également par les acteurs religieux, ce que ces derniers ont bien compris, qui axent leurs enseignements sur l’unité et la réconciliation des Rwandais - un message identique à celui de l’Etat - ainsi que sur une notion plus proprement chrétienne, celle de pardon.

Emilie Brébant (CIERL-ULB).

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