Jeudi 18 avril 2024
mercredi 2 juin 2021

‘Saint Schuman’, l’assomption ou l’obsolescence de l’Europe chrétienne?

La reconnaissance des « vertus héroïques » de Robert Schuman est annoncée comme imminente, une étape dans son chemin vers la béatification – laquelle requiert la validation d’un premier miracle par le Vatican, voire d’un second pour devenir ‘saint’. Cet épisode ravive le débat sur la place de la religion dans la culture politique des « Pères Fondateurs » de l’intégration européenne, mais aussi sur la résurgence régulière de cette mémoire controversée comme champ de bataille autour d’une « Europe chrétienne ».

Le processus de béatification de Robert Schuman a été enclenché il y a plus de trente ans par le diocèse de Metz et s’inscrit ainsi dans le temps long qui est la norme en la matière, en contraste avec l’effervescence du « santo subito » ayant suivi la mort de Jean-Paul II. Il est partie prenante d’un récit présentant dès l’origine la construction européenne comme un projet inspiré et réalisé par la démocratie chrétienne. Le pape François, premier prélat non européen, est dans la lignée de ses prédécesseurs en soutenant l’unité du continent dans la paix, mais n’a pour autant pas ménagé ses critiques envers une Union européenne trahissant ses valeurs – notamment dans sa politique migratoire. 

Robert Schuman (1886-1963) fut un catholique convaincu, mais resta relativement discret sur ses croyances dans sa vie publique. Il a attaché son nom à la déclaration du 9 mai 1950 appelant à la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), acte fondateur de l’intégration. La Journée de l’Europe qui célèbre l’événement chaque 9 mai y a gagné le nom informel de « Saint Schuman ». 

Mais qu’en est-il du rapport à la religion des autres « Pères Fondateurs » ? Le président de la République française Vincent Auriol moquait en 1951 « la triple alliance Schuman, Adenauer, Gasperi, trois tonsures sous la même calotte ». Au-delà de leurs croyances, Alcide De Gasperi avait cependant des relations difficiles avec le Vatican et Konrad Adenauer quasiment aucune. Jean Monnet, qui monta progressivement en puissance jusqu’à devenir la figure tutélaire de la mémoire européenne, était réputé non-croyant, voire anticlérical. Altiero Spinelli, même après sa prise de distance avec le communisme, n’était guère suspect d’être un zélote du christianisme. La Papauté ne manquait cependant pas de mettre en scène ses affinités avec des acteurs politiques éminents. Le 30 mai 1967, le président de la Commission Walter Hallstein fut ainsi reçu par Paul VI au Vatican alors qu'il n'avait pas été invité à la cérémonie commémorative du dixième anniversaire du traité de Rome lors d'un sommet intergouvernemental dominé par le général de Gaulle.

La dimension religieuse de la mémoire de ces dirigeants est indissociable d’éléments politiques et territoriaux. C’est particulièrement vrai dans le cas de Robert Schuman (la Moselle) et Alcide De Gasperi (le Trento), où la référence chrétienne dans leur célébration par leurs régions frontalières d’origine sert à mettre en exergue des particularités locales dans un cadre transnational. Mais cette dimension religieuse peut aussi venir entraver des dynamiques de glorification nationale. 

Là encore, Robert Schuman en est le meilleur exemple suite au refus de sa famille en 1988 d’accepter son transfert en compagnie de Jean Monnet au Panthéon, temple séculier jugé inhospitalier pour un croyant fervent. Il n’en reste pas moins que cette dimension religieuse reste vivace dans la mise en mémoire en cours des (re-)fondateurs ultérieurs de l’Europe comme Jacques Delors ou Helmut Kohl. La seule note de diversité confessionnelle est apportée – ce n’est pas anodin – par l’une des rares « Mères Fondatrices » promue par les institutions européennes, Simone Veil, même si cette dernière n’a pas fait de sa judéité une base religieuse de son engagement politique.

Au-delà du travail historiographique sur le rapport à la religion des « Pères Fondateurs », comment expliquer les polémiques résurgentes sur le sujet ? La mémoire est une ressource essentielle pour cadrer les enjeux contemporains. Débattre des racines chrétiennes de l’intégration européenne revient à discuter des valeurs qui doivent présider aux choix politique d’aujourd’hui. La controverse sur l’héritage chrétien de l’Europe à faire figurer ou pas dans le préambule de la constitution européenne en gestation (avortée) au début du vingt-et-unième siècle en a été l’illustration la plus frappante. À chaque fois que les institutions européennes s’aventurent – souvent à leur corps défendant – sur des terrains à forte dimension morale, acteurs et références philosophiques et religieux sont mobilisés pour dénoncer alternativement une Europe « vaticane » ou au contraire « christianophobe ». Les débats sur le financement de la recherche sur les cellules souches ou les questions de genre ou sexuelles en sont autant d’exemples, de même que des initiatives comme ‘Un de Nous’.

Plus récemment encore, en 2017, la présence du drapeau européen dans une enceinte parlementaire française fut critiquée par un leader d’extrême gauche en arguant qu’une symbolique religieuse (le bleu de la Vierge Marie, les douze étoiles en évocation des douze apôtres) qui n’a pourtant rien d’officielle contredirait la laïcité. Le conflit a pris une acuité inédite à l’échelle du continent avec la stratégie du Premier ministre hongrois Viktor Orbán visant à se poser en défenseur d’une identité chrétienne exclusive de l’Europe malgré un rapport personnel très variable à la religion. La mise en avant d’une « démocratie illibérale » révisant les droits fondamentaux à l’aune des valeurs traditionnelles justifie par exemple la priorité donnée à une « liberté chrétienne » et la sélection des migrants et demandeurs d’asile en fonction de leurs origines confessionnelles. Ce faisant, Viktor Orbán revendique être le véritable héritier d’une démocratie chrétienne en déshérence et le digne successeur de Schuman et Gasperi. Ainsi, plus que jamais, à travers ces conflits d’inventaire et d’héritage, sous l’auréole de « Saint Schuman », c’est un peu de l’aura de l’Europe politique qui se joue. 

François Foret (ULB).

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