Vendredi 22 novembre 2024
mardi 30 octobre 2012

La revanche des sorcières allemandes

Goya, le sabbat des sorcières Goya, le sabbat des sorcières

Il y a quelques mois, le Conseil de la ville de Cologne a réhabilité la sorcière Katharina Henot, que ses prédécesseurs en droit avaient brûlée vive en mai 1627. D'autres villes et villages allemands s'apprêteraient à réexaminer d'autres cas de condamnations pour sorcellerie. Au-delà de son intérêt anecdotique pour les amateurs de frissons, particulièrement friands en cette saison d'Halloween, l'affaire Henot pose des questions plus profondes concernant le rapport aux pages douloureuses du passé, le travail de mémoire et les efforts de réconciliation au-delà des siècles.

Katharina Henot est à la fois la plus célèbre et la plus atypique des sorcières colonaises. Contrairement à la grande majorité des femmes condamnées pour sorcellerie, elle n'était pas issue d'un milieu pauvre ou marginal, mais faisait partie d'une famille patricienne — en d'autres termes de l'élite sociale, économique et culturelle de la ville. Son père était maître des postes, son frère chanoine de la cathédrale et conseiller de l'électeur de Cologne. Depuis qu'elle était veuve, Katharina participait aux affaires postales des Henot, ce qui était plutôt inhabituel pour une femme en ce début de 17e siècle. Certains historiens pensent que l'accusation de sorcellerie est un épisode de la « guerre commerciale » entre la puissante dynastie des Tour et Tassis et leurs concurrents colonais. D'autres estiment que Katharina Henot fut victime de ses relations étroites avec le couvent des Clarisses, où une de ses sœurs et une de ses filles avaient pris le voile. Or, cette institution religieuse était souvent soupçonnée de sympathies et de pratiques démoniaques pendant les années de répression de la sorcellerie à Cologne. C'est d'ailleurs une sœur clarisse, elle-même poursuivie, qui a — sous la torture — dénoncé Katharina Henot.

Katharina Henot fut arrêtée par le magistrat de la ville le 9 janvier 1627 et livrée à la haute cour de justice sans enquête préliminaire. Son procès fut un simulacre, comme presque tous les procès en sorcellerie de l'époque. L'inculpée était d'office considérée comme coupable et privée de toute possibilité de prouver son innocence. Elle devait subir d'affreuses vexations dont le principal but était de lui extirper des aveux de culpabilité. Le recours à la torture était devenu une pratique courante, en totale violation des lois impériales. Katharina Henot fut exécutée le 19 mai 1627, au faîte d'une vague de persécution qui faisait rage dans la région depuis 1626, et allait se prolonger jusqu'en 1630. À l'image de la plupart des femmes condamnées pour sorcellerie, elle fut brûlée vive. Le feu était censé purifier le corps et l'âme de la contamination par le diable et la magie noire. Toute la communauté était ainsi lavée de péchés dont on redoutait les retombées sociales et naturelles. Les maladies, les mauvaises récoltes et les catastrophes naturelles étaient en effet souvent imputées aux « offenses » commises par les sorcières.   

Les victimes — pour la plupart féminines — de la répression contre la prétendue sorcellerie se comptent par milliers dans le Saint Empire des 16e et 17e siècles. Il en va alors de même ailleurs en Europe centrale, en Suisse, en Italie, en Espagne, en France, en Grande-Bretagne et dans les anciens Pays-Bas. Dans les territoires allemands, le nombre de femmes exécutées entre 1500 et la fin du 18e siècle s'élève à plus ou moins 25.000. Même si l'Église romaine a joué un rôle déterminant dans la criminalisation des pratiques magiques à partir du 15e siècle, notamment par la mise en place d’un argumentaire légitimant la poursuite de cette nouvelle forme d'hérésie et par la publication de manuels de persécution, les chasses aux sorcières n'étaient pas l'apanage des seules contrées catholiques. Les pays gagnés à la Réforme protestante furent aussi touchés, parfois même avec davantage d'intensité. Si la répression de la sorcellerie a été aussi « efficace », c'est grâce à l'étroite collaboration entre les autorités religieuses de toutes les confessions et les instances politiques de tous les échelons. Mais, en dernier ressort, ce sont les pouvoirs politiques qui ont donné le ton et imposé leurs règles du jeu.  

Nonobstant l'image fausse que véhicule un cliché encore très répandu, les procès contre les prétendues sorcières ne furent pas une réalité de l'obscur moyen âge, mais bien une caractéristique intrinsèque des sociétés dites de la « première modernité ». Que l'époque généralement associée à l'humanisme et à la Renaissance ait pu engendrer de telles horreurs nous semble incompréhensible. Que des savants aussi éminents que Jean Bodin aient pu justifier, voire encourager ces pratiques iniques nous stupéfie. Que le 17e siècle, âge d'or des sciences et de la philosophie, ait encore intensifié ces persécutions incompatibles avec les lois de la raison nous laisse perplexes. Mais les chasses aux sorcières qui ont agité une grande partie de l'Europe pendant les 16e et 17e siècles et qui ont connu leur apogée pendant la première moitié du 17e siècle nous font entrevoir certaines constantes anthropologiques de l'humanité du passé, et peut-être de l'humanité tout court. Ce sombre chapitre pose évidemment la question du rapport à l'Autre, et d'abord à la femme, l'Autre par excellence. Il nous renvoie aussi à la question de savoir comment un groupe social déterminé gère ses marges, entre intégration et exclusion, acceptation et rejet. Il interroge enfin les différentes attitudes que nous pouvons adopter, à titre individuel et à titre collectif, à l'égard de l'irrationnel en nous et en dehors de nous.

Katharina Henot a trouvé un avocat perspicace en la personne du pasteur Hartmut Hegeler, un Colonais d'origine. Grâce à lui, la plus illustre des sorcières de Cologne a été réhabilitée par le Conseil de sa ville natale, près de 400 ans après sa mort sur le bûcher. Ce sont des élèves qui, par leur indignation devant les crimes commis dans le cadre des chasses aux sorcières, ont poussé Hegeler à proposer ce geste de réhabilitation comme une forme de justice tardive. Les instances d'aujourd'hui ne peuvent évidemment pas annuler des décisions de justice prises il y a plusieurs siècles. Mais elles peuvent faire le nécessaire pour laver de l'opprobre le nom et la réputation de personnes injustement condamnées et dont l'innocence peut être établie à postériori. C'est ce que la ville de Cologne a fait il y a quelques mois pour Katharina Henot. Et c'est ce que d'autres villes et villages allemands s'apprêteraient à faire pour d'autres sorcières, la plupart beaucoup moins connues, des 16e et 17e siècles.

En Allemagne, le cas Henot a en effet déclenché une prise de conscience plus ample par rapport aux souffrances infligées pendant l'époque moderne. De nombreuses municipalités pourraient transformer « leurs » sorcières en nouvelles icônes locales, voire en véritables modèles d'intégrité et de résistance pour les citoyens d'aujourd'hui. Il n'est pas très étonnant que les sorcières allemandes soient les premières à voir ainsi leur blason redoré. Leur revanche tardive s'inscrit clairement dans la lignée de ce profond travail « sur les fautes du passé » (Vergangenheitsbewältigung) dont les Allemands sont devenus coutumiers au cours des dernières décennies. Dans un deuxième temps, il se pourrait bien que le mouvement gagne d'autres pays européens. Une retombée positive serait l'intérêt redoublé pour un phénomène et une période complexes qui ont encore beaucoup à nous apprendre. Mais les questions essentielles que posent ces velléités de réhabilitation et autres demandes de pardon resteront toujours sans réponse : peut-on vraiment revenir en arrière ? Peut-on faire amende honorable pour des faits commis par d'autres ? La revanche tardive des victimes n'est-elle pas qu'illusoire ? Les crimes du passé ne resteront-ils pas à tout jamais impunis ?

Monique Weis (ULB).

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