Jeudi 18 avril 2024
dimanche 13 mars 2022

La rhétorique islamiste des « islams impurs »

Il est désormais établi chez les spécialistes des processus de radicalisation à signature religieuse qu’il n’existe pas un parcours type, ni même plusieurs, qui vont mener un individu à se cloîtrer dans une religiosité qui finit par prendre en lui toute la place. Chaque parcours est aussi singulier que les histoires individuelles sont singulières. Même quand on compare des parcours apparemment similaires, on se rend compte que les détails, voire les raisons profondes, ne sont jamais les mêmes. En somme, il y a autant de processus de radicalisation que de vécus différents. Faut-il pour autant que le chercheur dans ce domaine renonce à détecter des invariants dans les modalités de radicalisation religieuse ? Peut-être la solution consiste-t-elle à déplacer la focale de l’analyse…

Au lieu de s’intéresser aux parcours de vie qui mènent à la radicalisation, on peut pointer les logiques qui gagnent l’adhésion des individus, et voir alors des tendances se dessiner. Autrement dit, si les parcours qui mènent à une religiosité sclérosée et sclérosante sont potentiellement indénombrables, ils aboutissent tous à l’adhésion plus ou moins consciente à un corps de représentations religieuses qui obéissent à une logique, qu’on se propose alors de caractériser.

Dans cette logique, l’élément qui semble à bien des égards le plus saillant est la dichotomie entre ce qui est présenté comme étant un « islam pur » et « des islams impurs ». Qu’il s’agisse de résultats d’interviews que j’ai pu mener ou d’analyses de discours fondamentalistes (par exemple, la littérature de type salafiste que l’on trouve dans certaines librairies religieuses), tout semble tourner autour de cette notion de pureté, portée par une rhétorique bien singulière obéissant à des logiques sous-jacentes.

Cette rhétorique se caractérise d’abord par une conception du texte qui fait office de vérité indépendante, ou encore de preuve. Le recours à ce terme de « preuve » est systématique dans la littérature salafiste et il se retrouve tel quel dans les discours concrets des personnes sujettes à la radicalisation. Ainsi, une ressource scripturaire n’est pas assimilée à une provision qui alimenterait une réflexion, ni même à une source mais bel et bien à une réalité objective qui chaparde le halo symbolique de la preuve. L’annexion fallacieuse de ce terme et de toutes ses connotations positives s’accompagne d’un autre recours abusif au langage des sciences exactes en qualifiant des théologiens de « savants » au sens de « scientifiques ».

Par ailleurs, le texte, c’est-à-dire la « preuve » mobilisée par les « savants », se conjugue à une « mytho-histoire », pour reprendre l’expression récurrente chez l’islamologue Mohammed Arkoun. On peut assimiler cette « mytho-histoire » à un « schème de la parenté », tel qu’analysé par Lambros Couloubaritsis dans son ouvrage Aux origines de la philosophie européenne (2004), pour le cas de la pensée mythologique grecque. Dans le cas présent, ce schème de la parenté articule des figures historiques entre elles en les affiliant fictivement. C’est-à-dire que les figures d’autorité que sont les « savants » actuels s’affilient à une chaîne de prédécesseurs ininterrompue qui remonte à Muhammad.  

Cette conception est (pseudo) historique car elle met en scène des personnages historiques. Mais elle est aussi mythologique car cette mise en scène (en l’occurrence la chaîne de prédécesseurs ininterrompue) ne résiste pas à l’analyse historique et devient donc fictive, au point d’en devenir mythologique. Autrement dit, selon cette logique du schème de la parenté qui entremêle histoire et mythologie, un « savant » qui cite un texte, qu’il s’agisse du Coran comme parole de Dieu ou de Muhammad en tant que prophète, est équivalent à une personne autorisée à parler en leur nom. Les effets psychologiques de ce procédé sont considérables : contredire un texte cité par un « savant » ne revient pas à contredire ce « savant » mais à contredire Dieu ou Muhammad par procuration. 

Une fois ces prémisses acceptées, c’est-à-dire dès lors que l’on accepte que la religion devienne une science objective et que les théologiens soient des scientifiques dont l’autorité est affiliée à celle de Muhammad, le champ de la légitimité en matière religieuse se verrouille. Puisque le texte-preuve n’est jamais autre chose que l’autorité de Dieu ou Muhammad réengendrée dans le discours d’un savant autorisé parce qu’affilié, il en découle que toute personne qui ne s’inscrirait pas dans cette filiation n’aurait pas droit au chapitre. La « croyance authentique » comme on l’entend souvent dans les discours orthodoxes n’est alors jamais autre chose qu’un propos réengendré dans une parenté autorisée qui devient dès lors pure.

Ce schème de la parenté garantit une filiation de la légitimité religieuse, reléguant toute brisure de ce schème à l’illégitimité. Ce qui s’apparente dès lors à un engendrement illégitime, car non inscrit dans la filiation reconnue, fonde la possibilité d’accuser le type d’islam qui pourrait en naître d’islam « impur », c’est-à-dire « inauthentique », ou encore non-conforme. On voit donc que la logique sous-jacente aux formes de radicalisation religieuse se rapporte à un problème d’intrication du scientifique et du religieux dans le rapport au texte. 

Le pensable et l’impensable délimités par une telle intrication peuvent se ramener, comme on l’a vu, à la modélisation d’un schème de la parenté qui discrimine entre les productions de sens légitimes et celles qui sont illégitimes, et donc en fin de compte l’islam « pur » des islams « impurs ». La rhétorique qui appuie cette logique instrumentalise l’aura symbolique des notions de « science » et de « preuve » en les rendant synonymes de « religion » et de « texte ». Cette manœuvre rhétorique est commune aux représentations religieuses susceptibles d’amener des individus à se radicaliser. Elle se retrouve aussi bien dans la littérature fondamentaliste dédiée que dans les discours d’acteurs qui sont ou on été sujets à une radicalisation à signature islamique.

On peut donc synthétiser la dichotomie « islam pur » contre « islams impurs » comme suit : (1) un mouvement d’appropriation fallacieuse d’une terminologie scientifique pour l’appliquer au domaine théologique ; (2) l’entremêlement du registre mythologique et du registre historique, c’est-à-dire une mytho-histoire qui donne une fausse aura de factualité à une filiation fictive ; (3) la construction d’un islam de filiation légitime, en opposition avec des islams de filiation illégitime. La filiation légitime en question étant construite sur le mode mytho-historique.

On explique ainsi une situation qui a pu, au moins un certain temps, surprendre. Il s’agit des attitudes de rejet, de la part de personnes musulmanes détenues en prison ou en Institutions publiques de Protection de la Jeunesse (IPPJ), vis-à-vis d’intervenants religieux comme des imams ou des aumôniers, pourtant bien instruits sur le plan théologique. Ce rejet s’explique par le fait que leur proposition ne s’inscrit pas dans la filiation légitime de l’islam « pur », celle qui remonte mytho-historiquement à Muhammad et qui garantit ainsi à la religion sa « scientificité », autant dire : sa vérité. Dit autrement, imams ou aumôniers proposent ce qui apparaît au public cible comme étant une composante des islams « impurs », et sont donc discrédités par défaut.

On peut dès lors se poser la question de l’efficacité réelle des réponses purement religieuses au problème de la radicalisation, en tout cas pour celle à signature islamique. Si les réponses religieuses opérées par des imams ou aumôniers sont sub-optimales en raison d’une logique contre laquelle ils ne peuvent virtuellement rien, on est en droit d’envisager d’autres types de réponses, plus laïques, qui n’évacuent pas la variable religieuse mais la déplacent ailleurs. De telles réponses sont possibles, sous réserve d’outils pédagogiques et didactiques adaptés et, surtout, d’une volonté politique en appui…

Hicham Abdel Gawad (Université libre de Bruxelles - UCLouvain).

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