Les réactions vis-à-vis de cette nouvelle mesure ont été rapides et vives, avec plusieurs plaintes déjà déposées. Certains médias ont en ce sens été jusqu’à parler de « contre-offensive pro-abaya ». Pour ce qui concerne la mise en œuvre de la nouvelle mesure, le ministre français a annoncé 298 cas d’élèves s’étant présentés en abaya, pour 67 refus de se soumettre à la nouvelle règle durant la rentrée scolaire. La phraséologie médiatique en vigueur ainsi que les cas de refus de se soumettre à la nouvelle mesure semblent indiquer qu’il se dessine une forme de polarisation autour de cet accoutrement.
Au-delà du bras de fer politique et juridique qui s’annonce, il peut être à-propos de prendre le temps d’analyser la nature des arguments déployés en faveur ou en défaveur du port de l’abaya à l’école – ainsi que du qamis, bien que ce dernier semble moins au cœur de la controverse. On constate en effet l’émergence d’arguments qui méritent l’attention des spécialistes universitaires des religions et plus généralement des chercheurs qui travaillent sur le fait religieux. L’argument principal étant bien entendu celui du caractère supposément « religieux » de l’abaya et du qamis.
Pour rappel, « abaya » est la translittération d’un terme qui, d’après le dictionnaire de référence en arabe classique Lane lexicon, signifie « une sorte de robe large, généralement décorée de bandes de couleur noire ou marron ». Toujours selon le Lane Lexicon, qamis signifie « quelque chose de commun que l’on porte ; un vêtement cousu à deux manches que l’on enfile au-dessous d’autres habits ». Sur la base de ces seules définitions, on échoue à identifier une signature religieuse. Ces termes semblent en effet n’être que les équivalents en arabe de la « robe longue » ou la « chemise ». Le fait que le Coran ne mentionne ni le qamis ni l’abaya a tendance à appuyer cette intuition initiale.
Pour autant, on ne saurait ignorer que certaines boutiques proposant de la marchandise à signature confessionnelle présentent bel et bien l’abaya et le qamis comme des « vêtements religieux », voire des « vêtements musulmans », au milieu des hijabs (voiles islamiques) et des burkinis, mais aussi des ouvrages religieux, souvent de tendance salafiste. La problématique demeure donc entière : a-t-on affaire à des vêtements religieux par nature, des vêtements religieux par usage ou des vêtements non religieux au même titre que les classiques chemises et robes longues ? Il n’est pas difficile de deviner qu’au moins une partie de l’enjeu de la controverse se joue sur ce terrain. La loi de 2004 en France interdit en effet les « signes religieux ostensibles » à l’école publique, tolérant par là-même des signes dits « discrets ».
De fait, pour que la loi soit invoquée en argument de l’interdiction d’un signe, il faut donc que ce signe soit identifié comme religieux et ostensible. Le caractère ostensible d’un accoutrement extérieur semble assez aisé à établir. Il n’en est absolument pas de même pour le caractère religieux d’un signe, dès lors que l’on déborde des cas unanimement reconnus comme tels (hijab, croix, kippa, etc.). Un lecteur habitué aux sciences des religions fera donc vite le lien entre l’actuelle controverse à propos de l’abaya et la problématique échevelée de la définition de la « religion » et de son corollaire le « religieux ». En effet, dès 1912, le psychologue James Leuba ne dénombrait pas moins de cinquante définitions différentes du mot « religion ». Les propositions de facture philosophique, psychologique ou sociologique, au cours du XXe siècle, n’ont fait que démultiplier les différentes façons de définir et donc de concevoir « la religion » ; si bien que depuis Leuba, on ne prend même plus la peine de dénombrer les définitions qui existent, tant elles sont nombreuses.
Malgré la pléthore de façons de concevoir « la religion », il reste tout de même possible de classer les définitions qui font autorité dans le milieu scientifique, et ce en deux catégories. On distingue ainsi les définitions dites « inclusivistes », qui ont tendance à élargir les activités correspondant à « la religion » ; et les définitions dites « exclusivistes » qui au contraire restreignent les candidats au statut de « religion ». Comme le remarque la sociologue Danièle Hervieu-Léger dans son ouvrage La religion pour mémoire, les enjeux des définitions les plus inclusivistes ou les plus exclusivistes dépassent souvent le souci scientifique : elles ont un impact sur le plan idéologique, voire politique. Or donc, on se rend compte que les arguments déployés de part et d’autre, en faveur ou en défaveur du port de l’abaya dans l’enceinte scolaire, s’appuient tacitement sur des conceptions exclusivistes ou inclusivistes de « la religion ».
Les prises de parole en faveur de l’abaya mettent ainsi en avant la définition du terme qui, comme on l’a vu, n’a pas de connotation religieuse. Dans cette logique, interdire l’abaya ne reviendrait pas à interdire un « signe religieux ostensible », mais à empiéter sur la liberté de se vêtir comme on le souhaite, voire à discriminer des jeunes filles sur la base de leur appartenance religieuse supposée. L’abaya étant censée ne pas être autre chose qu’une robe longue, les tenants de cet argument soutiennent en effet que rien, si ce n’est une somme de préjugés, ne permet en théorie de déterminer l’appartenance religieuse d’une fille en abaya. On est de fait typiquement dans le cas d’une conception « exclusiviste » de la religion où l’on restreint le qualificatif « religieux » à des objets précis, consensuellement reconnus comme tels ; l’abaya n’étant pas censée l’être.
Quant aux partisans de la nouvelle mesure, ces derniers font remarquer que ce n’est pas tant l’habit en lui-même qui est religieux que l’usage qui en est fait. Le caractère religieux serait ainsi plus à mettre sur le compte d’un usage prosélyte de l’accoutrement qui permettrait, en substance, de distinguer les bonnes croyantes des mauvaises, avec tous les risques de harcèlement qui pourraient en découler. L’abaya serait selon cette logique un moyen d’opérationnaliser une normativité religieuse dans l’enceinte scolaire. On se rapproche ici d’une conception de type « inclusiviste » de la religion : potentiellement n’importe quel accoutrement peut être religieux s’il est utilisé comme appui d’une norme religieuse.
Cette polarisation autour du caractère supposé religieux ou non de l’abaya et les implications très concrètes qui peuvent en résulter sur le plan politique ne peuvent manquer d’interpeller. La nature des arguments invoqués d’un côté comme de l’autre montre l’importance d’une réflexion de fond sur ce que la « religion » signifie dans nos sociétés au XXIe siècle. Dès la fin des années soixante, le sociologue Thomas Luckmann avait problématisé les rapports entre « religions » et modernité en parlant de « religion invisible » : une forme de religiosité individuelle qui vise davantage « la réalisation de soi » que la soumission à l’autorité religieuse d’une institution. Dès lors, la religiosité devient avant tout une affaire de réappropriation personnelle et donc de significations personnelles. Dans ce nouveau cadre, chaque citoyen a la capacité de faire « feu sacré » de « tout bois profane » : est religieux ce que l’individu reconnait comme tel pour sa propre réalisation de soi.
D’autres sociologues ont par la suite affiné ce qui a été appelé le « bricolage des croyances ». Ainsi, que l’on parle de « religions à la carte » à la suite de Jean-Louis Schlegel, « d’exotisme religieux » comme Véronique Altglas ou encore de « transactions symboliques » selon l’expression de Jean-Pierre Hiernaux, l’idée principale reste la même : le « religieux » n’est plus tributaire des constrictions que lui imposaient jadis les diverses institutions officielles. Le « religieux » est sans cesse réapproprié, réagencé, réinterprété, subverti, désenchanté ou réenchanté, par des individus qui peuvent s’éloigner du dogme ou s’y conformer, combiner des éléments religieux avec des éléments non religieux, charger un signe d’une signification religieuse ou au contraire l’en vider… Autrement dit, la « religion » et la « religiosité » en ce premier quart de XXIe siècle se comportent de plus en plus comme ce que d’aucuns appelleraient des « systèmes dynamiques complexes » ; c’est-à-dire des systèmes multidimensionnels, en constant changement et dont les évolutions à long terme sont très difficiles à prédire. Ces systèmes semblent avoir de plus en plus pour vocation actuelle une forme de « promotion de soi », généralement sur le plan identitaire ou communautaire.
Au-delà des réflexions sur la pertinence ou non de recourir au « principe de laïcité » pour réguler les accoutrements à l’école, l’actuelle controverse française à propos de l’abaya peut constituer une occasion de reposer, avec de nouveaux termes, la question de la « religion » et de la « religiosité » dans nos sociétés actuelles. Si l’on savait depuis James Leuba que les contours de « la religion » sont difficiles à définir, cette controverse de l’abaya rappelle que « la religion » n’est pas une objectité fixe, mais un phénomène protéiforme, dont il ne faut pas sous-estimer la capacité de se réinventer, sous peine de n’avoir que la contrainte de la loi comme moyen de répondre à des systèmes de promotion d’un « soi », sinon d’un « nous », comme autant d’obstacles au vivre-ensemble.
Hicham Abdel Gawad (Université libre de Bruxelles-UCLouvain).