La décision du Bundestag clôt en Allemagne le débat douloureux qui avait surgi depuis juin dernier, suite à l’arrêt du tribunal de Grande Instance de Cologne, qui au nom de respect de l’enfant à son intégrité physique avait rendu l’ablation du prépuce pratiquée pour motifs religieux passible de poursuites pénales. Les autorités allemandes souhaitaient sortir au plus tôt de l’insécurité juridique que l’arrêt colonais avait mise en lumière, et ce avant même toute décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe — à la fois parce que l’émotion avait été vive parmi les quatre millions de musulmans et les dizaines de milliers de juifs vivant en Allemagne, mais surtout parce qu’il paraissait difficile aux yeux de la chancelière que l’Allemagne fût le seul pays européen où les juifs ne puissent pratiquer un acte non seulement essentiel à leur tradition religieuse, mais aussi à la définition de l’identité juive.
Le dossier n’est pas clos pour autant, comme nous l’évoquions dans ces mêmes colonnes en commentant la décision des juges colonais rendue publique le 26 juin dernier. D’abord en Allemagne même, dans la mesure où la présente loi — dont l’adoption coupe court à toute réflexion en profondeur sur ses enjeux sous-jacents — entre toujours en contradiction avec des textes internationaux auxquels cet Etat a souscrit, et qui protègent l’enfant de toute atteinte non nécessaire et irréversible à son intégrité physique. Ensuite parce qu’un jour ou l’autre, d’autres pays européens seront confrontés à la contradiction entre la tolérance prévalant généralement à l’égard de la circoncision des jeunes garçons et certains textes légaux, d’ordre interne ou international.
La loi allemande met aussi en lumière un élément assez peu relevé en matière de débat sur la diversité culturelle. A savoir la capacité de chaque religion — ou de tout responsable religieux, ou de tout croyant — à trouver un accommodement entre le respect de ses obligations et la loi civile et à faire primer cette dernière en cas de contradiction insurmontable. A ce propos, un rabbin et théologien pourtant réputé fort libéral, David Meyer, avait néanmoins écrit dans un point de vue publié par le journal Le Monde, au lendemain de l’arrêt de Cologne : « Ce commandement (celui de la circoncision) est-il si essentiel à la définition de l'identité juive au point de demander aux parents juifs de s'exposer à d'éventuelles poursuites pénales afin de le respecter ? En tant que rabbin, il me semble, en effet, que tel soit le cas ». Ce qui en d’autres termes constituait un encouragement, dans le chef d’une autorité spirituelle, à transgresser la loi au nom d’une obligation religieuse que l’on considère plus fondamentale — le rabbin Meyer y voyant tout à la fois, en citoyen responsable et en intellectuel engagé dans la cité, un germe de « crise profonde et potentiellement dangereuse » entre le judaïsme et son environnement.
Courageusement, le rabbin Meyer a mis en lumière ce que d’aucuns ne veulent ou n’osent pas voir, à savoir qu’au bout des deux logiques, civile et religieuse, il n’y a quelquefois pas d’accommodement possible, et qu’il faudra bien trancher laquelle s’impose à l’autre : « Cela fait à présent des années, écrit encore David Meyer, que les Juifs et les faiseurs d'opinions européens se font mutuellement croire que le judaïsme d'un côté et la charte des droits fondamentaux et les valeurs morales et éthiques de l'autre, cohabitent en parfaite harmonie. Nous voyons aujourd'hui les limites de cette fausse supposition, dans la mesure où – pour être totalement honnête – l'interdiction de la circoncision est parfaitement conforme à l'esprit et à la lettre de la charte des droits fondamentaux ».
Et de conclure, de son point de vue : « Ce dont nous avons besoin (…) c'est d'un dialogue qui permette (…) d'expliquer non pas simplement pourquoi la tradition juive est attachée à la pratique de la circoncision mais surtout pourquoi le judaïsme ne peut ‘cautionner’ la charte des droits fondamentaux ». On ne peut être plus clair.
Le terme « irréparable», qui figurait dans les attendus du jugement de Cologne pour qualifier l’atteinte au corps de l’enfant, met quant à lui en évidence l’opposition entre une tradition qui inscrit irrévocablement dans la chair de l’homme une appartenance à une communauté, et une démocratie moderne qui accorde des droits aux individus et non aux collectivités et considère que les appartenances et les identités puissent être révocables et librement choisies — butant dès lors sur les limites non seulement à la liberté religieuse, mais aussi à l’étendue de l’exercice de l’autorité parentale.
L’Allemagne, la première, a été confrontée frontalement à la question de la circoncision. D’autres pays, où la même insécurité juridique existe, auront sans aucun doute à la mettre à l’ordre du jour, au gré des décisions de justice, des aléas du débat public ou d’initiatives politiques et administratives en la matière — des cas se sont déjà présentés ces derniers temps, en Autriche, en Suisse ou en Suède. D’autres débats, proches et non moins sensibles, qui touchent au plus profond des obligations de certaines communautés religieuses, émergeront, comme celui du refus des transfusions sanguines, ou celui de l’abattage rituel — qui fait actuellement l’objet d’un vive polémique en Pologne, à la suite de l’arrêt récent de la Cour constitutionnelle interdisant l’abattage sans étourdissement.
Autant de dossiers brûlants qui illustrent, ô combien, ce qui est au cœur des débats quant à l’avenir de la citoyenneté — entre droits fondamentaux, droit privé, coutume et tradition — et qui mettent en tension, une nouvelle fois, le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung l'a rappelé en évoquant les termes des discussions au Bundestag, le délicat et fragile dialogue entre droits individuels fondamentaux, liberté de religion — et exception pour motif religieux —, relativisme culturel et revendications identitaires.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).