Lundi 23 décembre 2024
mercredi 12 juin 2013

Le facteur religieux dans les élections iraniennes : l'enjeu dissimulé d’une élection présidentielle verrouillée

Le 14 juin prochain auront lieu les onzièmes élections présidentielles, afin d’élire le nouveau président de la République islamique d’Iran. Ces élections se révèlent importantes sur le plan international, car le système politique iranien se présente comme un modèle pour les autres pays musulmans, où les « institutions républicaines » pourraient à l’avenir aller de pair avec la légitimité islamiste. Mais, en réalité, les élections de 2013 sont verrouillées et leur résultat ne paraît pouvoir prétendre refléter réellement la volonté du peuple iranien et ses aspirations.

L’Iran a pour régime une « République islamique ». A ce titre, il se veut pour partie un régime théocratique et pour partie un régime républicain. Ses institutions reflètent cette philosophie. Une partie des institutions est d’origine religieuse tandis que le Parlement, l’Assemblée des experts — seule à être élue pour un terme de huit ans —, et le Président de la République, qui partage le pouvoir suprême avec le « Guide de la Révolution », sont censés être librement élus pour des mandats de quatre ans.

Le cadre constitutionnel iranien est complexe et paradoxal, car il prétend s’appuyer à la fois sur les deux sources de la légitimité : théocratique — interprétée par les jurisconsultes — et  démocratique — exprimée par la volonté du peuple. Dans ce système fondamentaliste, au sens propre et figuré du terme, la toile de fond de la légitimité religieuse, telle qu’inscrite dans la Constitution, est d'assumer la domination de l’idéologie khomeyniste sur l'ensemble de la société, par la mise sous tutelle des institutions au bénéfice des fuqaha — docteurs de la loi religieuse (welayât al-Faqih).

Cette légitimité est basée essentiellement sur les arguments des jurisconsultes, lesquels s’autoproclament légitimes pour créer à leur tour une légitimité islamique à partir de leur propre interprétation et discours sur le fiqh (droit islamique). Ce sont eux qui nomment le Guide de la Révolution. A la mort de l’ayatollah Khomeiny, et sous l'influence de Hachemi Rafsandjani, Ali Khamenei (bien qu'il n'ait jamais été une haute autorité religieuse) fut élu comme Guide suprême par l’Assemblée des experts le 4 juin 1989. L’ayatollah Khamenei, désormais gardien intransigeant des principes idéologiques de la révolution islamique, après un changement de Constitution, s'adjugea alors le contrôle total des relations extérieures, de la défense, des services de sécurité, de la justice, et pesa fortement sur les médias. D'un point de vue pratique, gérer un tel régime bicéphale, avec une des deux têtes qui réclame et impose son « droit divin » sur le peuple et l'autre tête qui doit se manifester comme l'expression de la volonté du peuple, fut loin d'être réalisable — comme le démontre l’histoire de la République iranienne.

Il allait falloir maintenir l'équilibre des forces au sein d'un tel régime, et la présence d’un président fort à sa tête — lors par exemple des doubles mandats d’Akbar Hachemi Rafsandjani 1989-1997 et Mohammad Khatami (1997-2005) — rendit la gouvernance bicéphale encore plus difficile, d'un point de vue idéologique, pour le « Guide suprême » de la Révolution. Ce dernier mena donc des attaques constantes, au nom des valeurs idéologiques et de l'islam, à l’égard des positions du réformateur Mohammad Khatami, et tenta de freiner la politique d'ouverture de la société iranienne et des institutions voulues par le président réformateur.

Avec l'arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005, l’ayatollah Khamenei a réussi à mettre fin à cette situation de « partage du pouvoir » avec le président, qui à chaque fois lui rendait la question de la gouvernance islamique conflictuelle. En effet, Mahmoud Ahmadinejad s’est révélé être un président plutôt soumis lors de son premier mandat, et l’ayatollah Khamenei fut donc dans une position plus confortable. Dans cette mise au pas du pouvoir du président, le Guide et son entourage ont évidemment eu un rôle de premier plan, bien qu’il fût en contradiction avec la Constitution.

C’est dans un tel contexte que l'élection présidentielle de 2009 peut être analysée. Ali Khamenei, instruit par l'amère expérience de 1997, qui après tout n’avait fait qu’exprimer la volonté du peuple d’Iran, ne voulait plus permettre à son régime d’être dépassé par un président élu et cela d'autant plus qu’en ce moment décisif pour son leadership, il allait définitivement statuer sur son pouvoir absolu et « sacraliser » une fois pour toutes son statut de Guide suprême. Si l'hypothèse d'une fraude électorale massive — de l'ordre de millions de votes, selon certaines sources — est avancée pour les élections de 2009, l'intérêt d'une telle fraude pour lui et son entourage pouvait se révéler simplement miraculeuse, car si une fraude pouvait changer son destin et renforcer son autorité, elle ne pouvait qu’être un « signe apporté par les anges », pour lui permettre de renforcer le « Royaume de Dieu sur terre ». Des millions d’Iraniens ont alors été présentés comme étant sous influence des pouvoirs étrangers et empêchant par leurs millions de votes la réalisation du destin du Guide.

Le président Ahmadinejad s’engouffra dans cette « ruse » du guide, le présentant lui aussi comme un « don de dieu », mais son deuxième mandat s’est trouvé marqué par les fortes tensions inter-factionnelles du régime. Les ultra-conservateurs entourant le guide s’opposèrent aux néo-conservateurs du gouvernement, sans oublier les malheureux candidats réformateurs mis à l’écart.

Pour ces nouvelles élections de juin 2013, le Conseil des Gardiens de la Constitution — sous influence, manifestement, de directives données par les services des renseignements et les militaires — a finalement disqualifié la candidature de Akbar Hachemi Rafsandjani, considéré comme le pilier du régime. Ainsi, l’enjeu premier de l'élection en cours devient idéologique et tend vers la monopolisation encore accrue de tout pouvoir dans les mains du seul et unique Guide de la Révolution islamique et de son entourage militaire. L'ayatollah Janati, président du tout puissant Conseil des Gardiens — qui n’est pas un organe élu, rappelons-le —, a annoncé que « le prochain président doit s’en remettre aux exigences du Guide et travailler uniquement sous sa direction ».

Ainsi ce sont les douze « experts religieux » du Conseil des Gardiens de la Constitution qui ont présélectionné le plus « religieusement » possible, sur 686 candidats inscrits, dont seulement 30 femmes, les noms des huit candidats à la présidentielle, lesquels vont se retrouver ce vendredi 14 juin face à plus de 50 millions d’électeurs iraniens.

Ces hauts dignitaires religieux du régime continuent à minimiser davantage les droits fondamentaux, mais non respectés, du peuple iranien à se choisir un président, en assurant que le droit de vote relève plutôt de l'obligation religieuse que du devoir de citoyen. Pendant ce temps le scrutin est mis sous la tutelle du Guide suprême, à un point tel que son émissaire spécial Ali Saidi vient officiellement d'annoncer que les pasdarans (ou gardiens de la Révolution) sont, par définition et par nature, en charge de « l'ingénierie » de l'élection présidentielle.

Sans l’aval du « Guide », il est inutile d’entrer dans la course au pouvoir qui est la véritable force du régime. Pour certains de ses adeptes, il n’a même plus besoin de se référer à l’islam, car le « Guide » est lui-même l’Islam. C’est ainsi que les Iraniens sont invités, en bons musulmans, à accomplir leur devoir religieux et donc à participer aux élections. Comme chaque musulman est soumis à la volonté divine, ici la perfection consistera d’une certaine façon à se soumettre « parfaitement » à l’ayatollah Khamenei.

Ainsi l'enjeu réel de ces élections est la personnification du pouvoir absolu du Guide ainsi que son statut, sa place et sa fonction dans la Constitution. Après avoir étendu son pouvoir de Guide suprême et avoir opéré ses présélections électorales, il pourrait encore dans les mois à venir imposer la question du rôle et de l’utilité relative qu’un président, voire même la « République », pourraient encore avoir au cœur d’un système politique fondamentaliste qui verrouille tout le jeu politique et le choix des électeurs. Effectivement, les Iraniens sont encore libres de voter, mais pour qui, dans quelles conditions et avec quel contrôle sur le résultat de leurs propres votes, dans un système en principe constitutionnel mais en réalité fermement verrouillé en aval et en amont par le Conseil des Gardiens et les forces armées des Gardiens de la Révolution ?

Majid Golpour (ULB).

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