Jeudi 21 novembre 2024
jeudi 17 octobre 2013

Intellectuel et catholique — un oxymore ? Le cas du Québec

La semaine dernière, un colloque réunissait plusieurs chercheurs à l’occasion des cinquante ans de la création de la revue québécoise Parti Pris. Il s’agissait d’examiner l’impact et la signification historiques d’une revue politique qui, de 1963 à 1968, défendit l’indépendance politique et culturelle du Québec, le socialisme et la laïcité, et ce à l’intérieur d’une province encore largement catholique. Parti Pris fut en effet l’une des chevilles ouvrières, et dès lors un symbole historique, de la Révolution tranquille. Est-ce à dire que ses animateurs avaient complètement tourné le dos à la culture catholique dans laquelle ils avaient grandi ? La question a fait irruption lors du colloque et provoqué un vif débat. Pour certains, supposer un substrat catholique dans le discours d’hommes qui ont reçu le label d’intellectuels conduit à  discréditer ce statut. La controverse est évidemment galvanisée par la polémique actuelle sur la Charte des valeurs québécoises.

Si on prend le mot intellectuel dans son sens le plus commun — de professionnel qui utilise sa cérébralité comme force de travail, opposé au travailleur manuel —, la question des adhésions politiques et sociales ne se pose pas. En revanche, elle se pose si l’on utilise ce terme pour désigner les hommes et les femmes qui prennent part aux débats d’idées en se prévalant de l’expertise que leur confère un statut d’intellectuel — autoproclamé ou attribué par les instances académiques, littéraires ou médiatiques.

Cette dernière acception est en réalité héritée de l’histoire française, pays où, effectivement, une catégorie clairement identifiable a émergé à la suite de l’Affaire Dreyfus (1894-1906). Des écrivains et journalistes ont alors pris position en faveur du capitaine innocent au nom des valeurs de justice et d’équité. Ils s’opposèrent à une autre frange d’écrivains et de journalistes qui prirent, eux, la défense de l’ordre établi. Pour ces derniers, parmi lesquels se trouvaient de nombreux catholiques, le terme « intellectuel » devint une sorte d’insulte pour désigner ceux d’en face. Cependant, comme l’ont montré l’historien Étienne Fouilloux et le sociologue Hervé Serry, peu à peu, les journalistes et écrivains catholiques s’identifièrent à la catégorie d’intellectuel et mirent sur pied des modalités propres d’engagement dans la cité. Nombre d’entre eux marquèrent l’histoire, que l’on pense à François Mauriac, Georges Bernanos ou Paul Claudel.

Du bref exposé qui précède, on retiendra que la catégorie d’intellectuel est une construction sociale, qui s’élabore selon l’histoire de chaque pays. En fait, constamment, les hommes et les femmes qui ont pour profession de penser le politique (au sens large des modalités du vivre ensemble), sont intriqués dans des jeux de force pour imposer leur légitimité, auprès de leurs pairs d’une part, auprès de l’opinion publique d’autre part. Ce travail de légitimation se complique en fonction des autres sphères auquel ils appartiennent. Il peut s’agir d’une religion, d’un parti, d’une institution (l’université, les académies, une revue, un journal), mais également d’impératifs économiques (le marché de l’édition par exemple). Dès lors, il incombe à l’intellectuel d’ajuster sans cesse ce que les sociologues appellent la « posture » en fonction des différentes sphères auquel il appartient, de changer en quelque sorte de casquette selon le public auquel il s’adresse. Le fait d’avoir plusieurs casquettes est d’ailleurs, comme l’a montré l’historien Christophe Charle, typique du XXe siècle, qui a vu se multiplier les strates et les structures de l’organigramme social.

Pour ce qui est du monde catholique, qui nous intéresse tout particulièrement ici, l’histoire montre que les intellectuels, qu’ils soient clercs ou non, ont dû constamment s’accommoder des impératifs et injonctions d’une Église qui, à l’égard de ses intellectuels, a également joué un double jeu — au moins. Pour elle, les intellectuels peuvent être perçus comme une menace subversive puisque toute leur entreprise consiste à porter un regard critique sur les institutions et les discours. Cependant, les autorités ecclésiastiques ont besoin d’intellectuels croyants qui diffusent les Évangiles dans le monde profane, et occupent une fonction de médiateur entre le clergé, le laïcat et les laïcs. L’histoire de l’Église est de ce fait une longue suite d’ouvertures/fermetures à l’égard des idées extérieures.

Au Québec, la Révolution tranquille, qui a imposé d’une manière radicale la sécularisation des structures sociales (principalement l’enseignement et les institutions du bien-être) s’est réalisée dans et par une société profondément catholique. Ceci implique, comme l’ont montré les historiens et sociologues Martin Meunier, Jean-Philippe Warren et Michael Gauvreau, que cette révolution a été faite par des catholiques. Les hommes et — dans une moindre mesure — les femmes qui ont pris position dans les journaux et revues littéraires et d’opinion en faveur d’une profonde réforme sociale séparant notamment d’une manière radicale l’Église et l’État, étaient soit des clercs (on pense à la revue dominicaine Maintenant), soit des catholiques convaincus (le sociologue Fernand Dumont par exemple), soit des convertis à l’athéisme, comme ce fut le cas des animateurs de Parti Pris. Cela ne veut pas dire que ces derniers étaient antireligieux. Ils étaient anticléricaux. Leur position à l’égard du catholicisme est complexe dans la mesure où – ils le reconnaissent eux-mêmes –, leur imaginaire, leur éducation et leurs structures de pensée ont été fortement imprégnés par le catholicisme. Il leur fallut du temps pour lire, intégrer et s’approprier des penseurs exogènes. Au demeurant, conscients qu’ils s’adressaient à une opinion publique encore très majoritairement croyante, ils savaient qu’il était contre-productif de s’attaquer au pilier religieux : ils étaient partisans d’un dialogue, pas d’un affrontement.  

Un autre problème rencontré et soulevé par les hommes de Parti Pris est la question identitaire liée au catholicisme. Pour dire les choses de manière un peu schématique, ils ne savaient pas très bien par quoi remplacer la référence culturelle commune qu’a longtemps représenté cette religion. Enclavés dans une culture nord-américaine dont ils ne voulaient pas et dont ils craignaient l’ingérence, ils ont eu peur que, très vite, au Québec, l’eau bénite soit remplacée par le Coca Cola.

Il est intéressant de constater qu’en fait cette question n’a en rien perdu de son actualité. Elle éclate aujourd’hui au grand jour dans la « Charte des valeurs québécoises » qui proclame la neutralité de l’État tout en expliquant : « La religion a occupé un rôle fondamental dans l’histoire du Québec ; nous devons protéger cet héritage. C’est pourquoi le gouvernement propose de préserver les éléments emblématiques du patrimoine culturel du Québec, qui témoignent de son parcours historique. Le crucifix de l’Assemblée nationale, la croix du Mont Royal ainsi que les éléments toponymiques qui ornent le paysage québécois, tels les noms des municipalités et des écoles, en sont quelques exemples ». Ainsi, cinquante ans après que les animateurs de Parti Pris se sont interrogés sur ce qu’il convenait de faire de leur héritage catholique, le gouvernement a l’idée de l’imposer. Cette solution est toute aussi incongrue que celle qui consiste à nier ce patrimoine et à réfuter la valeur de l’engagement d’intellectuels sous le prétexte qu’ils ont été catholiques. Ces positions tranchées reflètent un schème idéologique assez typique qui appréhende le fait religieux par la métaphore, soit de l’ombre, soit de la lumière, et qui passe à côté d’un enjeu beaucoup plus important, celui de sa signification sociale.

Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB).

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