En France, cet encadrement est en principe clairement énoncé dans la loi concernant les services publics : la neutralité des agents de l’État et des fonctionnaires est un devoir. Les rebondissements judiciaires de l’affaire de la crèche de Baby-Loup, établissement associatif privé où une musulmane travaillait voilée, ont montré néanmoins une volonté politiquement appuyée d’élargir les principes de la laïcité à toute entreprise d’intérêt général. Dans ce contexte, le CESE (Conseil économique, social et environnemental) a pris position pour sa part contre toute évolution de la loi en faveur d’un plus grand encadrement des manifestations religieuses en entreprise.
La question est toutefois loin d’être réglée et, probablement en réaction, une entreprise de recyclage, Paprec, en accord avec l’ensemble de ses salariés, a décidé d’inscrire dans sa charte l’interdiction de port de signes religieux en son sein, prenant le risque d’une condamnation alors même qu’elle n’a été confrontée jusqu’ici à aucun conflit suscité par ces « signes ». Il s’agit donc simplement d’une mesure préventive qui montre combien le sujet est sensible et soulève des velléités militantes très majoritairement orientées contre une seule religion : l’islam.
La peur des manifestations religieuses en milieu entrepreneurial n’est cependant pas nouvelle. Ce sont les cibles qui changent. Ainsi, la présence de Témoins de Jéhovah, Adventistes du Septième jour et autres adhérents de communautés dites « sectaires » selon des critères trop vagues pour résister à toute poursuite judiciaire, ont également fait l’objet de ce désir d’encadrement, soit parce qu’on redoutait leur prosélytisme, soit en raison de certaines adaptations qu’ils pouvaient éventuellement exiger — comme ne pas travailler le samedi, par exemple. L’absence d’affaire les a sortis de l’effervescence médiatique pendant que d’autres y entraient.
Un autre aspect des usages de la religion dans la culture entrepreneuriale est repéré dans le commerce de produits liés à des pratiques religieuses, en dehors ou au sein même des communautés. Si l’on a vu que certaines entreprises redoutaient l’avènement de conflits associés à la présence des musulmans en leur sein, d’autres au contraire surfent sur des demandes provenant de ces mêmes populations musulmanes : l’industrie halal a le vent en poupe. Des chaînes se développent et non pas seulement de produits alimentaires : même les loisirs et le tourisme font l’objet d’une estampille « halal » et aucun centre commercial ne voudrait passer à côté de ce marché florissant. Les produits financiers sont également touchés, la finance islamique proposant des solutions alternatives au commerce de l’argent (répondant en cela à un interdit de l’islam) qui ne sont pas sans faire débat dans le milieu bancaire.
On notera dans un registre parallèle le succès des livres traitant du « développement personnel » ou du bonheur, plutôt issus de la tradition bouddhiste tibétaine, ou bien encore le développement d’une filière religieuse au sein de l’industrie du tourisme. Bref, il y a toujours commerce à faire avec le religieux et les croyants. Là non plus rien de très nouveau, juste une adaptation aux nouvelles cibles. Cela surprend parce qu’on croyait que la sécularisation avait définitivement séparé les domaines séculiers de la religion. Certes, le religieux a effectivement cessé de dicter ses lois aux sphères d’activités séculières et chacune a établi un système de valeurs et une éthique propres. Cependant, toutes ont été confrontées à des interrogations les dépassant qui ont pu les amener à puiser, dans un vaste corpus de croyances, des réponses adaptées.
Ainsi, des économistes de renom comme Joseph Stiglitz, ont-ils accusé le domaine d’activité économique de participer à la création d’un monde d’une extrême précarité, menacé par les crises financières et sans pitié pour les destins individuels. Ces crises, pourvoyeuses de malheurs individuels et collectifs, ont amené certains entrepreneurs à réagir et à proposer un nouveau type de management, se voulant davantage appuyé sur le respect de l’humain et de la nature qu’ils justifient, en dernière instance, par leur attachement à des valeurs religieuses. C’est le cas de ces entrepreneurs et dirigeants chrétiens qui, sans manifester pour autant leurs croyances religieuses à l’égard de leurs personnels, essayent autant que possible et non sans tensions, de faire coïncider leur éthique religieuse avec leurs modalités de management.
Certains entrepreneurs vont plus loin encore et font explicitement référence à leurs croyances dans la gestion même de leur entreprise. Ainsi en est-il d’entreprises de vente directe nées aux États-Unis dans les années 1960 en réaction à l’inhumanité dénoncée du système économique dominant, actuellement en plein essor en Europe, et qui motivent leurs vendeurs, anciens chômeurs ou autres exclus du monde du travail, en activant des messages d’espoir associés à la théologie de la prospérité selon laquelle Dieu ne peut laisser ses enfants dans la misère et leurs rêves dans l’oubli.
Ces entreprises se développent très largement en profitant des réseaux religieux soutenant cette théologie. Leurs discours de motivation ont parfois pu conduire certains vendeurs à se convertir, ce qui a amené plusieurs pays d’Europe, la France en tête, à s’interroger sur un système de vente jugé non exempt de dérives sectaires. A mesurer ainsi le moment où le lien des entreprises au religieux devient problématique, on se rend compte que la peur d’être dépassé par le facteur religieux — dont on croyait être débarrassé — constitue le point de réaction soit au sein même de l’entreprise, soit au niveau politique.
Pourtant, l’appui sur un socle de croyances partagées fait partie des ressorts du développement d’une entreprise. Croire et faire croire ne sont pas le propre du religieux dans lequel on a le tort de vouloir les enfermer. La crise économique et sociale actuelle et, avec elle, le « déficit de confiance » dont les medias se font régulièrement l’écho, viennent rappeler aux chefs d’entreprises qu’ils ne peuvent pas davantage laisser de côté l’incidence du facteur religieux que « l’état de croyance » en leur entreprise de leurs salariés. La sécularisation des institutions les a amenés à préférer la notion de confiance, dont on dira qu’elle est davantage tournée vers une vision positive de l’avenir, à celle de croyance qui peut être à la fois négative et centrée sur un événement passé. Il faut reconnaître néanmoins que l’ensemble des moyens mis en place par les entreprises pour renforcer la motivation de leurs personnels, depuis que le management ne repose plus sur la simple autorité du chef, fait appel à des méthodes de présentification de cet avenir positif très largement héritées des rituels de présentification du divin, même si elles ne comportent plus désormais la moindre référence religieuse.
Les meetings entrepreneuriaux qui réunissent régulièrement certains services, partie ou totalité des personnels ont en effet quelque chose de l’ordre de la médiation, c’est-à-dire de la capacité de rendre concret, palpable, la dimension insaisissable, transcendante du projet entrepreneurial. Que ce soit dans la présentation qui est donnée de l’entreprise et de ses valeurs auxquelles les personnels sont invités à s’identifier, dans la volonté des entreprises de s’inscrire dans des programmes caritatifs en direction des plus démunis, ou bien encore dans leur façon d’associer chaque salarié à la réalisation individuelle et collective d’un avenir meilleur pour lui, pour le groupe voire pour la société, on retrouve les procédés d’activation de la croyance aptes à donner corps à l’Entreprise : l’objectivation d’abord, qui permet la mise en scène de cet avenir prometteur par l’intermédiaire de photos, de plans d’action, de discours de réussite dans lesquels chacun peut se projeter ; l’inscription dans la généalogie ensuite, que l’on observe notamment par la désignation assez fréquente, au moins dans les grandes entreprises, d’un « parrain » pour accueillir et guider un ou plusieurs nouveaux salariés (c’est le cas aussi bien à la Société Générale qu’au Centre National de la Recherche Scientifique) ; l’exemplification encore lorsque certains salariés sont présentés comme des exemples de persévérance, d’amitié, de soutien, de fidélité, autant de valeurs auxquelles est associée sa réussite dans l’entreprise ; la trace, enfin, qui est ce que le salarié ramène chez lui, dans sa sphère privée et qui vient non seulement lui rappeler son projet professionnel, mais également, rendre l’entreprise présente par différents signes matériels.
Ces méthodes ont une efficacité relative sur les salariés. Certains remplissent leur tâche sans y accorder le moindre crédit, mais quand la défiance devient généralisée, elle plombe l’entreprise, même si le besoin d’un salaire maintient un semblant de présence contrainte. L’augmentation des suicides dans le monde entrepreneurial, s’il ne peut être explicité par cette seule défiance, en est cependant un signe tangible.
Gestion de la pluralité religieuse au sein de l’entreprise, enjeux commerciaux associés à la vente d’une vaste palette de produits qui se développent en correspondance avec l’évolution du panorama religieux, besoin croissant des entrepreneurs de donner un sens éthique à leur management qu’ils puisent dans leurs croyances, voire même à donner à l’ensemble de leur entreprise une dimension religieuse qui bouscule la frontière entre domaine religieux et domaine économique, enfin, utilisation plus ou moins consciente d’un héritage religieux de présentification du divin dans les techniques de motivation et de fidélisation des salariés : voilà les principales facettes que l’on peut repérer des usages de la religion dans la culture entrepreneuriale. A cela, il faudrait ajouter que de leur côté aussi, bien des communautés religieuses émergentes s’inspirent des techniques entrepreneuriales pour se développer, au point de devenir des entreprises religieuses.
Nathalie Luca (CNRS, Centre d’Etudes interdisciplinaires des Faits religieux, EHESS, Paris).