Vendredi 19 avril 2024
dimanche 1 juin 2014

La fusillade au Musée juif de Bruxelles : fonctions de l’antisémitisme

Nous sommes, ici à Bruxelles, sous le choc de l’opération meurtrière du samedi 24 mai au Musée juif de Belgique, installé dans le paisible quartier bruxellois du Sablon. Et ce à la fois en raison du fait que cette fusillade s’est déroulée dans une ville qui depuis longtemps échappait à toute violence de nature terroriste, et parce que notre Université — en particulier le Centre de recherche qui développe le projet ORELA — entretient depuis de longues années des liens soutenus avec le Musée juif de la capitale belge.

A ce stade de l’enquête, et en l’absence de revendication, rien ne permet de déterminer clairement quels seraient les auteurs ou les commanditaires de ce triple assassinat — même si à l’heure précise où sont écrites ces lignes, un suspect vient d’être arrêté à Marseille. Si la nature antisémite de l’attaque fait peu de doute, les experts convoqués par les médias depuis une semaine se perdent en conjectures quant aux explications les plus plausibles — piste de l’islamisme radical ou piste de l’extrême-droite. Et ce même s’ils ont pour la plupart rejeté d’un revers de la main ce dont certains se sont repus afin de pouvoir sans doute mieux disqualifier l’hypothèse antisémite, à savoir un règlement de comptes visant les services secrets israéliens.

Pourtant, malgré l’absence de revendication, malgré l’opacité presque totale dans laquelle s’est élaborée l’enquête depuis la commission des faits, certains n’ont pas hésité, au mépris des victimes, face aussi au besoin d’explication légitime que ce type d’événement à la symbolique forte suscite, à tirer un profit idéologique de l’attentat de Bruxelles. Leur rhétorique, qu’elle vise à dénaturer l’antisémitisme, voire à le dédouaner ou l’annuler, ou qu’elle vise au contraire à faire accroire que notre société serait gangrénée par la violence antisémite en raison du manque de volonté politique d’y faire face et surtout d’une sorte de complaisance intellectuelle à son endroit, ramène finalement à deux faces d’un même miroir : une banalisation du sens même du discours antisémite et un manque flagrant d’esprit critique, au bénéfice d’un combat idéologique dangereusement polarisé.

Dans ce que l’on ne peut considérer que comme une affligeante opération de disculpation des prêcheurs de haine, le physicien et essayiste d’extrême-gauche Jean Bricmont s’est ainsi empressé d’affranchir la responsabilité des Dieudonné, Alain Soral et autres Laurent Louis du climat d’antisémitisme régnant et surtout de la dédiabolisation nouvelle de la haine des juifs. Et Bricmont, en revanche, de viser plutôt les responsables d’organisations juives qui combattent précisément l’antisémitisme en raison du fait qu’ils attiseraient celui-ci — allant jusqu’à opérer par son analyse une contorsion intellectuelle qui ne mène en réalité qu’à considérer qu’à l’exception d’un acte tel que celui du criminel du Musée juif, il n’y aurait tout bonnement pas d’antisémitisme…

Le 27 mai, l’intellectuel musulman Tariq Ramadan postait quant à lui sur sa page Facebook « officielle » ce court message : « Les deux touristes visés à Bruxelles travaillaient pour les services secrets israéliens selon Le Soir et d’autres sources qui se recoupent. Le gouvernement ne commente pas. Par hasard. S’agit-il d’antisémitisme ou de manoeuvre de diversion quant aux vrais motifs et aux exécutants ? On condamne les assassinats d’innocents et tous les racismes, sans exception, mais il faut aussi cesser de nous prendre pour des imbéciles ». Privilégiant une piste peu vraisemblable, même si on ne pouvait alors l’écarter tout à fait, le maître à penser de beaucoup de fidèles musulmans européens n’hésitait pas, en grossissant la rumeur, à verser dans la théorie du complot, qui connaît à nouveau des jours féconds depuis quelques temps : il s’agirait en effet selon lui d’une diversion. « On nous prend pour des imbéciles » : voilà l’expression qui depuis près de deux siècles fait le lit du discours conspirationniste, en assénant — mur rhétorique ultime sur lequel butte la pensée — que l’explication des maux du monde résiderait dans le fait que ses acteurs essentiels, les citoyens, les gens ordinaires, seraient des polichinelles, abusés par ceux qui les manipulent. Sordide et rouée manipulation intellectuelle de dénoncer ainsi la manipulation en l’opérant soi-même : comme nous l’avions déjà pointé sur ORELA en analysant le discours de Tariq Ramadan au lendemain de l’affaire Mohammed Merah, le penseur genevois affiche un art consommé de faire des victimes des coupables, et inversement.

Dans les colonnes du journal Le Soir, l’historien Joël Kotek produit plutôt l’opération inverse : l’antisémitisme serait partout, les experts patentés le nieraient — « ils ont tout faux » — et personne ne voudrait le voir, « dans un silence qui confine à la névrose sociale et politique », une « névrose » mue par la prédominance de ce qu’il appelle une « culture gauchiste antisioniste ». Sous couvert de discours anti-israélien se redéployerait selon lui l’antisémitisme traditionnel, et la tragique tuerie de Bruxelles serait la démonstration de l’aveuglement foncier de nos responsables politiques et de nos intellectuels à cet égard.

Ici aussi, la banalisation est navrante : s’il est indéniable qu’un certain antisionisme radical — celui de Dieudonné, Soral et consorts notamment — constitue le masque de l’antisémitisme le plus abject ; si on ne peut contester non plus que les clichés antisémites se conjuguent aujourd’hui au discours complotiste et anti-système, sur les réseaux sociaux en particuliers, contribuant à une forme de  « libération de la parole » en matière de judéophobie, bouleversant nos grilles de lecture classiques parce que cet antisémitisme n’est en effet plus le fait exclusif de l’extrême-droite ; si certaines manifestations anti-israéliennes, enfin, ont certes donné lieu aussi à quelques démonstrations de haine anti-juive ou quelques amalgames indécents…, il n’en demeure pas moins que notre société reste pour l’essentiel vigilante face à l’antisémitisme. Lequel n’est pas partout, pas même chez l’ensemble de ceux qui dénoncent la politique israélienne — ils n’y sont qu’une minorité —, voire même chez d’aucuns qui contestent pourtant la légitimité d’un Etat des juifs.

Nombreux sont ceux qui ont établi un lien entre Toulouse et Bruxelles. Les enregistrements de la voix de Mohammed Merah, l’auteur des tueries de Toulouse, captés alors qu’il était assiégé par les forces du Raid, en mars 2012, donnent la mesure des résolutions qu’il avait adoptées : tuer n’importe quel civil français l’aurait fait passer pour un « fou d'Al-Qaïda, (…) juste un terroriste » disait-il… Il voulait dès lors transmettre un autre message, qui « passera mieux » : tuer des juifs donnait selon lui davantage de sens à son action, parce que ces mêmes juifs « tuent des innocents en Palestine ». Autrement dit, non seulement, Mohammed Merah voulait-il accréditer la légitimité qu’il pouvait y avoir à tuer des juifs, mais encore les Français devaient-ils comprendre son geste, pour le motif qu’il évoquait…

L’antisémitisme de Merah ou du tueur de Bruxelles ne puise peut-être pas dans le même fonds idéologique — voire... Mais il est caractéristique d’individus fanatisés, idéologiquement ou religieusement, pour lesquels la vie humaine n’a pas de prix si elle peut servir à universaliser leur discours et leur obsession de pureté, afin de terroriser les uns et de conquérir l’adhésion des autres. Cette dérive radicale est certes justifiée par quelques idéologues méprisables, ou banalisée par d’autres. Cependant, même si les uns et les autres bénéficient d’une audience imméritée et inquiétante, qui ne s’explique que par le vide intellectuel, l’effacement de la pensée critique et la redoutable efficacité communicationnelle d’Internet, rien ne justifie de céder au fantasme selon lequel tous les esprits auraient été pervertis. Et rien ne permet de tracer non plus un lien entre les sentiments de la majorité de la population à l’égard du conflit israélo-palestinien et la violence aveugle qui s’est exercée à Toulouse ou au Musée juif de Bruxelles.

Notre démocratie, depuis soixante ans, s’est construite sur des valeurs qui découlent en grande partie de la lutte contre l’oppression fasciste et le racisme. C’est dire s’il est essentiel de bien nommer les choses, et en particulier l’antisémitisme et le racisme, qui constituent par leur dénonciation un horizon de sens majeur de notre vivre ensemble. Depuis quelques années, certains s’évertuent à entretenir une ambiguïté pernicieuse à ce sujet, voire à dévoyer l’usage de ces mots. Quitte à les dénaturer ou les banaliser. L’antisémitisme, en particulier, n’a pas disparu de nos démocraties, et nombre de tabous tombent aujourd’hui à ce propos, jusqu’à l’écoeurement. Notre zèle démocratique est certainement à l’épreuve. Mais sans doute faut-il demeurer vigilants aussi pour dénoncer à la fois ceux qui le nient et ceux qui font de la dénonciation d’un antisémitisme omniprésent leur fonds de commerce.

Jean-Philippe Schreiber (ULB). 

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