Vendredi 26 avril 2024
mardi 9 juin 2015

Brésil : la dynamique évangélique

Jusqu’au début des années 1960, le catholicisme rassemblait au Brésil la majorité des croyants (93 %). Les cinquante dernières années ont permis d’enregistrer une expansion évangélique particulièrement forte, illustrée avant tout par le développement des Eglises pentecôtistes, lesquelles sont passées durant cette période d’un taux d’un peu moins de 4 % à 16,8 % au dernier recensement de 2010. Ainsi, le mouvement évangélique dans son ensemble, soit les Eglises historiques (méthodiste, baptiste, presbytérienne, etc.) plus les diverses Eglises pentecôtistes représente aujourd’hui 22 % de la population qui se réclame de ce courant. Dans la mesure où c’est le pentecôtisme qui a donné cette plus grande visibilité à la mouvance évangélique, on soulignera ici dans quelle mesure il a le plus marqué la société brésilienne durant les dernières années.

Implanté dans ce pays immense il y a maintenant un peu plus d‘un siècle, le pentecôtisme y a enregistré de grandes transformations, tant au niveau de sa doctrine que de ses pratiques. Jésus et le Saint Esprit continuent d’être les figures de référence majeures de ce système symbolique, Dieu le Père étant une figure présente implicitement, mais pratiquement passée sous silence dans ce courant. Cependant, dans les années 1960 à 1990, le Saint Esprit était au centre de toutes les pratiques quotidiennes de recherche de la sainteté, en particulier à travers les grâces (dons du Saint Esprit) qu’il octroyait aux fidèles et que ceux-ci valorisaient en tant que signes d’élection par la divinité — preuve que l’on était au nombre des « prédestinés » à la vie éternelle...

Cette « doctrine de la prédestination » qui donnait au pentecôtisme de l’époque une vague racine calviniste a, aujourd’hui, presque totalement disparu des divers courants, qu’ils se réclament du pentecôtisme ou du néo-pentecôtisme. Au Brésil, cette dernière mouvance, apparue au tournant des années 1970-1980 (Mariano, 1999), est à la base de diverses transformations doctrinales importantes quant à la relation de l’individu à la divinité mais, aussi, de l’individu à la société dans laquelle il vit. Le néo-pentecôtisme — dont l’institution paradigmatique bien connue en Europe est la très brésilienne Eglise universelle du Royaume de Dieu (EURD) — prône, outre la fin du traditionnel iconoclasme à travers un usage intensif du média télévisuel, que tout individu peut-être sauvé (exit la thèse de la prédestination). En outre, l’octroi du « don » — devenu suprême — qu’est la Foi ne passe plus par la recherche de la sainteté à travers une vie en conformité avec l’éthique du groupe mais, plutôt, par la recherche de la prospérité, liée pour les néo-pentecôtistes à la capacité de l’individu à donner de lui-même.

Ce « don de soi » se développe à divers niveaux. Pour le simple fidèle qui vient chercher un soulagement à ses douleurs physiques ou psychiques, sa Foi et les grâces qui peuvent en découler sont mesurables — au niveau du discours des hiérarchies — à l’aune de sa participation financière à la construction du Royaume de Dieu. Elle peut être obligatoire (dîme) ou de bon-vouloir (offrande d’amour et sacrifice) ; une grande Foi est supposée engendrer un don proportionnel à celle-ci et des retours de grâces importants (Aubrée 2000, 2003). L’EURD ci-dessus mentionnée, qui fait d’incessants appels aux dons, a remis à l’honneur le Livre de Malachie, en particulier dans sa partie qui traite des « dîmes pour le Temple » (3, 5-11).

L’autre niveau du « don de soi » concerne tous ceux qui sont dédiés à la diffusion de la doctrine, entre lesquels les figures centrales de l’évangéliste et du pasteur qui œuvrent quotidiennement et intensément à la tâche prosélyte et grâce auxquels la mouvance pentecôtiste s’est développée sur un maillage géographique très serré — et ce en concurrence avec une Eglise catholique dont les cadres cléricaux diminuent d’année en année. Un autre élément de transformation introduit par le néo-pentecôtisme tient au rapport à la sphère politique. Anciennement, la très grande majorité des groupes pentecôtistes considéraient la politique comme un lieu dont il fallait se tenir soigneusement éloigné, puisque Dieu pourvoyait à la bonne marche des gouvernements (souvent dictatoriaux).

Dans les années ‘80, avec le retour de la démocratie, cette perception a commencé à changer et les évangéliques (de l’une ou l’autre dénomination) ont commencé à élire quelques députés qui ont participé à l’Assemblée constituante de 1986-1988. Cette première « bancada evangélica » (groupe évangélique), qui déterminait des adhésions sur la base d’une appartenance religieuse plus que partisane et comportait 32 députés fédéraux, dont 18 pentecôtistes, a œuvré activement dans le blocage de certaines lois qui contrevenaient à sa vision du monde. Le but de cette transformation du rapport au politique était de « sauver la nation » à travers l’élection d’un président évangélique.

Il est cependant avéré que l’éthique de bien des élus évangéliques laissait fortement à désirer, au point qu’en 1991 a été créée une Association évangélique brésilienne (AEVB) dont le but était de moraliser les pratiques de la Bancada Evangélica (Ramos, 2010). Celle-ci était notamment dirigée contre la « Théologie de la Prospérité » diffusée par l’EURD et donna lieu à la publication d’un Décalogue du vote éthique. Toutefois, ce ne fut pas cette initiative interne — d’ailleurs écourtée par le « péché » de son fondateur — qui a entraîné une perte nette pour la Bancada de plus de 50 % de ses effectifs (A.P. Oro, 2010) entre les élections de 2002 (61 élus) et celles de 2006 (30 députés). C’est le peuple évangélique lui-même qui a décidé de ne pas renouveler les mandats des trop corrompus.

Cette dynamique a mis en lumière une autre mutation sous-jacente du rapport au politique qui a  implicitement substitué la notion de « solution » (sociale) à celle de « salut » (individuel) — pourtant centrale, aux yeux de Max Weber, dans tous les développements de la Réforme. Observée au Brésil (Corten, 1999) il est probable qu’elle pourrait être appliquée dans divers autres pays où les adhésions au mouvement pentecôtiste concernent surtout les classes les plus défavorisées.

La dernière modification qui mérite d’être signalée est liée à la place que les femmes acquièrent dans le mouvement. A l’origine, le genre féminin se devait d’être subordonné au masculin à partir de l’interprétation donnée de Paul (Cor. I 11-2.16) et de nombreux travaux sociologiques ont analysé la prégnance tout au long du XXème siècle de cet enseignement chez la majorité des pentecôtistes brésiliens (entre autres, M.D. Machado, 1996). Au cours des trente dernières années on a enregistré une lente transformation de cette injonction, à la fois doctrinale et « naturelle » selon la majorité des pasteurs. Elle est due, en premier lieu, aux évolutions générales de la société englobante : affirmations féministes et représentation chaque fois plus importante des femmes dans l’espace public et acquisition des pouvoirs qui lui sont liés.

Chez les pentecôtistes, celle-ci a suivi deux versants relativement séparés : le pouvoir charismatique et le pouvoir politique (Aubrée, 2015). Sur le premier registre on a vu surgir des femmes-pasteurs souvent auto-proclamées. Elles se sont imposées en tant que télévangélistes ou chanteuses de gospel et ont acquis une énorme audience auprès du peuple évangélique, toutes dénominations confondues. Le ressort de leur succès tient à leur grande capacité à jouer sur la fibre émotionnelle et, pour certaines d’entre elles, à utiliser la séduction proprement féminine qui prend chaque fois plus d’ampleur dans le milieu évangélique mondial (Maddox, 2013).

D’une toute autre nature est l’acquisition d’un pouvoir politique dont les deux représentantes les plus connues au Brésil sont Benedita da Silva et Marina Silva. Toutes deux ont gravi les divers échelons de la représentation politique (de la ville à l’Etat fédéral) et leur appartenance religieuse n’a pas fait, pendant longtemps, l’objet d’un étalage médiatique, même si dans les deux cas on a pu analyser leur succès politique à travers le vote en leur faveur d’un grand nombre d’évangéliques. Elles sont les meilleures illustrations de la thèse de Corten sur la substitution salut/solution, car leur lutte est allée dès leurs débuts dans le sens d’une amélioration des conditions des plus pauvres et des plus noirs, qu’elles ont toutes deux vécues dans leur chair (Aubrée, 2015).

Quel est «The Color of the Holy Spirit in Brazil ?» s’interrogeait John Burdick  (1999). En effet, la croissance rapide du pentecôtisme/néo-pentecôtisme dans les milieux les plus pauvres et, donc, les plus noirs a amené certains leaders du mouvement à revendiquer l’appellation de « vraie religion noire du Brésil » (D. Oliveira, 2009), repoussant ainsi vers les limbes de l’histoire les religions afro-brésiliennes. Celles-ci furent au cours des siècles les bases de résistance de la culture religieuse originaire d’Afrique que les esclaves ont, à travers diverses réélaborations, maintenue vivante envers et contre toutes les persécutions auxquelles ils ont dû faire face. Serait-ce que la mouvance pentecôtiste pourrait en venir à bout ou bien être phagocytée par elles ?

Marion Aubrée (CRBC/CéSor – EHESS, Paris).

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