Samedi 20 avril 2024
jeudi 7 mars 2019

L’imamat féminin

En France, la question de « l'imamat féminin » est discutée depuis l'annonce, début janvier 2019, du projet d’une islamologue, Kahina Bahloul, et d’un journaliste, Faker Korchane, de fonder une mosquée inclusive où la prière serait dirigée alternativement par une femme et un homme. Ce qui est encore un projet en France, à savoir de permettre aux femmes d'assumer le rôle d’imam et de diriger hommes et femmes dans la prière, est pourtant déjà une réalité dans d'autres pays.

En effet, un cas très controversé vient d’outre-Rhin où la Mosquée Ibn Rushd-Goethe a ouvert ses portes à Berlin, en juin 2017, à l’initiative de l’avocate germano-turque Seyran Ateš. Dans cette mosquée, les hommes et les femmes prient ensemble, les imams peuvent être aussi bien des hommes que des femmes et les croyants homosexuels sont les bienvenus. Depuis, Seyran Ateš a fait l'objet de virulentes critiques et de menaces de mort ; elle a dû être placée sous protection policière.

Cependant, la critique et le rejet ne viennent pas seulement de musulmans conservateurs qui poursuivent une interprétation très patriarcale de la religion, mais également de musulmans qui se considèrent comme libéraux, exigent l'égalité des sexes, ne sont pas opposés à l’imamat féminin et considèrent de manière générale une mosquée inclusive comme un enrichissement. Le rejet n’est donc pas seulement dû à l’attachement aux traditions misogynes.

Seyran Ateš est présentée comme « la première femme imam en Allemagne », ce qu'elle ne dément pas. Les contestations à son égard se focalisent sur la légitimité de son statut d’« imam », surtout qu’elle n’a jamais dirigé de prière. Certes, il lui arrive de faire ponctuellement des sermons à la mosquée, mais le plus souvent sans aucun contenu religieux.

L’entourage personnel de Seyran Ateš suscite, par ailleurs, une méfiance à son égard. Dans le cadre d’une action très médiatisée, l’islamologue Abdel-Hakim Ourghi, un des cofondateurs de la mosquée, a collé une affiche contenant quarante thèses sur les murs de la mosquée berlinoise Dar as-Salam. Parmi ces quarante thèses, on trouve des affirmations comme « l'islam a un rapport troublé à la réflexion » ou « l'islam n'est pas une religion universelle, car le Coran est adressé aux Arabes ». Seyran Ateš est également soutenue par Hamed Abdel Samad, connu pour ses critiques virulentes et sans nuances de l’islam. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le fascisme islamique : une analyse (Der islamische Faschismus : Eine Analyse, 2015), ou  Mohamed : un règlement de compte (Mohamed : Eine Abrechnung, 2017).

De même, le fait qu'elle ait récemment donné une conférence à Vienne, à l'invitation du parti autrichien d’extrême-droite, FPÖ, dirigé par Heinz Christian Strache, chantre de la lutte contre l’immigration et l’islam, a ébranlé de nombreux croyants. Ses prises de positions politiques la font apparaître plus comme une militante que comme une femme de religion. Ainsi, elle a déclaré le jour de l’ouverture de la mosquée : « Ce sera mon dernier combat politique. » Les raisons du rejet de Seyran Ateš au sein du paysage musulman d'Allemagne se fondent donc certainement, en partie, sur ces éléments et ne peuvent être exclusivement liées au fait qu’elle soit une femme.

En réalité, les imams femmes ne sont pas un fait nouveau en Allemagne. Rabeya Müller est islamologue, théologienne et militante pour un féminisme islamique. Elle est cofondatrice du Centre d'Études des Femmes musulmanes et de la Confédération libérale-islamique, fondée en 2010. Cette Confédération est organisée de manière décentralisée et compte actuellement six communautés dans différentes villes allemandes. Au sein des communautés de la Confédération, les hommes et les femmes, dont Rabeya Müller, dirigent la prière en alternance.

Concernant la formation des imams, la Confédération libérale-islamique milite en faveur de la reconnaissance de la diversité au sein de l’islam — que ce soit au niveau de la théologie ou de la pratique spirituelle. Ainsi, Rabeya Müller explique que l’égalité des sexes et la pleine reconnaissance des musulmans homosexuels, y compris dans des fonctions telles que l’imamat, font depuis longtemps partie de la réalité dans les communautés de la Confédération.

Contrairement à Seyran Ateš, qui a reçu une déclaration de solidarité de la part du parti allemand d’extrême droite, AfD, Rabeya Müller fait l’objet d’attaques islamophobes lui reprochant, entre autres, de soutenir et de répandre une idéologie patriarcale. Mais Rabeya Müller a également été contestée par certains croyants conservateurs, qui n’admettent pas qu’une femme puisse être imam. Cependant, ces réactions se sont depuis essoufflées et une acceptation plus large semble s’être installée. Ceci est probablement dû au fait que Rabeya Müller et sa Confédération ne sont pas hostiles aux confédérations conservatrices établies et acceptent de coopérer avec ces dernières, soulignant que dans la tradition musulmane, il y a toujours eu différents points de vue qui ont pu coexister.

La question de savoir si une femme peut assumer la fonction d'imam a été abordée dans les sources classiques de l'islam. Ibn Rushd (Averroès) précise que la majorité des savants estiment qu'une femme ne peut pas prendre la direction de la prière collective, du moins pas devant les hommes. Cette interdiction repose notamment sur deux éléments : l’absence de permission explicite dans les sources et la pratique rituelle de la prière, qui invite les femmes de se tenir derrière les hommes. L'interdiction se base principalement sur un hadith stipulant « la femme ne dirige pas l’homme (dans la prière) » (rapporté par al-Bayhaqî (994-1066), dans As-sunnan al-kubrâ).

Néanmoins le célèbre historien, commentateur du Coran et faqîh at-Tabarî (838-923), ainsi qu’Abû Thawr (764-860) et Dawud ibn Khalaf al-Isfahânî (897-967), avaient une opinion différente. Selon eux, une femme peut diriger la prière sans restriction au sens où elle peut également diriger des hommes (rapporté par Ibn Rushd (1126-1198) dans Bidâyat al-mujtahid et par al-‘Asqalânî (1372-1449) dans Bulûgh al-marâm). Ibn Taymiyya (1263-1328), pour sa part, admet que la femme peut diriger les hommes au cas où elle est instruite et que les hommes ne le sont pas. Dans ce cas, elle serait autorisée à diriger les tarâwîh, les prières du soir pendant le mois du jeûne du Ramadan (Ibn Taymiyya dans al-Qawâ’id an-nûrâniyya).

Dans l'histoire de l'islam, il existe des exemples de femmes ayant assumé le rôle d'imams pour d’autres femmes. C’était notamment le cas d’Umm Salama et de ‘Aicha, toutes deux femmes du Prophète (al-Bayhaqî (994-1066), dans As-sunnan al-kubrâ). Le Prophète aurait également désigné un muezzin pour Umm Waraqa, qui avait mémorisé le Coran entièrement, pour appeler à la prière de chez elle, et lui aurait ordonné de diriger les habitants de sa maison dans la prière (rapporté par Ibn Rushd et Ibn Sa’d al-Baghdâdî (784-845) dans Kitâb at-tabaqât al-kubrâ ; le terme pour « habitants de sa maison » est ahl dârhâ, ce qui peut également signifier « habitants de son quartier » ou « habitants de son village » ; en tout état de cause, si l’on traduit dâr par « maison », les habitants incluraient également les esclaves de sexe masculin). C’est notamment sur cette tradition que s’appuient les savants ayant justifié la possibilité pour une femme de diriger la prière sans restriction.

Les initiateurs de la mosquée inclusive française Kahina Bahloul et Farid Korchane soulignent qu'ils se subordonnent respectivement au courant soufi inspiré par Ibn ‘Arabî et au courant mutazilite. Il faut cependant rappeler que les mutazilites étaient contre l'imamat féminin. On ne trouve aucune opinion divergente au sein de ce courant. En ce qui concerne les savants zaïdites contemporains, qui s’inscrivent dans le courant mutazilite, on constate qu’eux aussi sont clairement contre la possibilité pour une femme de diriger la prière (p. ex. Yahya ‘Abd al-Karîm al-Fadhil, at-Tahâra wa-s-salât, 2003).

Le fait de se référer explicitement à des courants très spécifiques, peut entraîner un effet d’exclusion contraire au principe d’une mosquée inclusive. Ce projet se définit, en outre, comme une alternative à une interprétation fondamentaliste de la religion, visant à restaurer une religion qui aurait été volée par des idéologies extrémistes (Kahina Bahloul, Ce que j’entends par mosquée inclusive, 2019). Cette argumentation assimile également les musulmans conservateurs, qui adoptent une interprétation traditionnelle de la religion, aux fondamentalistes. Or, tous ceux qui rejettent l’imamat féminin ne sont pas nécessairement des fondamentalistes ou des extrémistes.

Bien que la majorité des savants s'accordent à dire que l'islam n'autorise pas les femmes à diriger la prière, il faut reconnaître qu'historiquement, il y a eu des opinions différentes. La question de l’imamat féminin a été débattue et n'est donc pas une approche entièrement novatrice. Cependant, les lectures patriarcales des sources religieuses et la sur-sexualisation des relations entre hommes et femmes, ont abouti à des traditions inégalitaires qui sont loin d'être surmontées aujourd'hui. La tentative de rompre avec ces traditions est souvent perçue comme une innovation blâmable.

Comme le montre l’exemple allemand, le concept d’une mosquée inclusive ou la revendication d’un imamat féminin peut, en outre, être sujet à différentes récupérations politiques. Loin de telles instrumentalisations, l’initiative de Kahina Bahloul et Faker Korchane pourrait contribuer à la banalisation et à une plus large acceptation de ce modèle au sein du paysage musulman de France.

Iman Hajji (UMR 5206, École normale supérieure de Lyon).

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