Vendredi 19 avril 2024
mardi 4 février 2014

Le débat européen sur la circoncision

Le débat européen sur la circoncision Fabienamnet

ORELA s’était fait l’écho des prémisses du débat européen sur la circoncision, et ce dès la publication de l’arrêt du tribunal de Grande Instance de Cologne, en juin 2012, qui statuait que « le corps d’une enfant était modifié durablement et de manière irréparable par la circoncision », une modification « contraire à l’intérêt de l’enfant, qui doit décider plus tard par lui-même de son appartenance religieuse ». Cet arrêt, on s’en souvient, avait créé une situation jurisprudentielle inédite en Allemagne, interdisant alors de facto toute intervention de ce type en offrant pour la première fois une base légale à toute appréciation en la matière.

Nous concluions en 2012 que ce jugement attestait d’un contexte où se télescopaient de manière brutale traditions religieuses et liberté relative de religion, mutilations génitales et santé publique, et où étaient de plus en plus contestées certaines pratiques religieuses ou coutumières peu compatibles avec l’éthique de mise de nos jours à l’égard des êtres humains comme des animaux — qu’il s’agisse de l’ablation du clitoris, de la circoncision ou de l’abattage rituel de viande cacher ou halal… On ne pouvait ignorer de ce point de vue, écrivions-nous, le rapport délicat entretenu à l’égard de l’islam et du judaïsme par l’opinion occidentale — et les racines chrétiennes d’une part de l’ethos européen n’y sont pas étrangères, qui ont abandonné l’inscription dans le corps de l’homme de l’alliance avec Dieu qui se trouve être au cœur de l’héritage juif et musulman, et ce au bénéfice d’une « éthique de l’intention », selon les mots de Max Weber. Une relation où l’altérité se joue sur des registres anthropologiques autant qu’idéologiques — la difficulté à accepter le voile islamique l’a bien montré — et qui ne pouvait manquer d’interroger aussi une différence identitaire marquée dans la chair de l’individu mâle, vingt ans après les premières polémiques sur la « différence » des filles voilées.

Depuis, si le Bundestag a adopté en décembre 2012 un texte de loi qui permet d’encadrer la pratique de la circoncision dans un environnement médicalisé et si le débat s’est quelque peu tari en Allemagne, il a resurgi au plan européen. Car le dossier n’est pas clos pour autant. D’abord en Allemagne même, dans la mesure où l’adoption de la loi voulue par la chancelière, si elle a permis de sortir de l’insécurité juridique que l’arrêt colonais avait mise en lumière, coupe court à toute réflexion en profondeur sur ses enjeux sous-jacents et surtout entre toujours en contradiction avec des textes internationaux auxquels la République fédérale a souscrit, et qui protègent l’enfant de toute atteinte non nécessaire et irréversible à son intégrité physique. Ensuite parce qu’un jour ou l’autre, d’autres pays européens seront confrontés à la contradiction entre la tolérance prévalant généralement à l’égard de la circoncision des jeunes garçons et certains textes légaux, d’ordre interne ou international.

D’autres débats, proches et non moins sensibles, qui touchent au plus profond des obligations que s’imposent certaines communautés religieuses, se déploient aujourd’hui ou émergeront en effet à l’avenir, comme celui du refus des transfusions sanguines, ou celui de l’abattage rituel — amplement discuté depuis quelques années en Norvège ou en Suisse, mais aussi en Suède ou en Pologne, et menant parfois à des interdictions, car si la loi européenne impose l’étourdissement préalable de l’animal avant sa mise à mort tout en prévoyant des exceptions « au nom de la pratique religieuse » pour les abattages rituels juif et musulman, elle laisse également à tout pays de l’Union européenne le choix d’adopter une législation plus rigoureuse en la matière.

Au Parlement européen, les débats relatifs au rapport sur la liberté de religion et de conviction dû à une eurodéputée lituanienne du Parti populaire européen (PPE), Laima Liucija Andrikiené, avaient suscité là aussi de vives réactions et mené à de nombreux amendements au texte initial, qui faisait la part trop belle à une interprétation  lato sensu de la liberté religieuse, au point de conduire, outre des accommodements religieux dans l’enseignement ou la promotion du créationnisme, à la tolérance à l’égard de pratiques médicales dangereuses mues par le respect de prescrits religieux. L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à Strasbourg, a elle aussi été à son tour le théâtre d’un débat houleux sur la circoncision, en janvier dernier, mettant aux prises, devant la Commission des questions sociales et de la santé, des porte-paroles juifs et musulmans d’une part, des parlementaires défenseurs de l’intégrité physique des enfants d’autre part — sans compter des experts divisés —, et ce suite à une résolution controversée adoptée en octobre 2013, considérant la circoncision comme une violation du droit des enfants à l’intégrité physique.

Ce débat au Conseil de l’Europe avait, sans doute maladroitement, entraîné une mise en équivalence des mutilations sexuelles féminines et de la circoncision. La circoncision masculine, si elle n’entraîne bien évidemment, dans l’immense majorité des cas, ni conséquences sanitaires graves, ni perte du plaisir sexuel, et si elle ne répond pas à une volonté patriarcale — ou matriarcale — de soumission comme c’est le cas du sexe féminin avec l’excision ou l’infibulation, n’en demeure pas moins disent ses adversaires, quand elle est pratiquée sans consentement avant l’âge adulte, une atteinte au corps de l’enfant, puisqu’il s’agit de l’ablation de tissus sains et fonctionnels du corps humain. Et ce sans compter une question qui préoccupe beaucoup notre époque, celle de la souffrance, puisque l’ablation hors hôpital, qui est la norme hormis en Amérique du Nord, est pratiquée sans anesthésie autre que superficielle et, pour une partie des interventions, dans un cadre non médicalisé — rappelons que l’arrêt colonais n’avait ainsi pas rejeté l’ablation du prépuce à des fins médicales.

Le plus souvent, la circoncision rituelle, sans être autorisée expressément en droit, n’est pas non plus interdite en Europe. En principe, comme toute atteinte non médicalement justifiée à l’intégrité physique d’une personne, elle devrait tomber sous le coup du code pénal. Or, pour diverses raisons — bien que pourrait être visé, outre l’atteinte à l’inviolabilité du corps humain, l’exercice illégal de la médecine par les circonciseurs non médecins —, la tolérance prévaut, assimilant la circoncision à une pratique coutumière et non médicale. Cette pratique pose toute la question de l’identité, entre choix et contrainte, puisqu’elle est ici marquée dans le corps de l’individu — les réactions des organisations juives à l’arrêt de Cologne l’ont bien montré qui, à l’instar de celles du Parlement juif européen ou du Conseil central des Juifs d’Allemagne, y ont vu une « ingérence inacceptable dans les prérogatives des communautés religieuses », concernant « un rite qui touche au plus profond » de la tradition juive, alors que l’une des plus importantes organisations musulmanes de la République fédérale voyait dans l’arrêt de Cologne pas moins que la « criminalisation » d’une coutume musulmane et juive millénaire. Ce qui entraîne de facto la question de la mainmise d’un groupe social ou religieux sur les corps des individus, afin de signifier dans leur chair l’appartenance à une communauté.

Le terme « irréparable», qui figurait dans les attendus du jugement de Cologne pour qualifier l’atteinte au corps de l’enfant, met quant à lui en évidence l’opposition entre une tradition qui inscrit irrévocablement dans la chair de l’homme une appartenance à une communauté, et une démocratie moderne qui accorde des droits aux individus et non aux collectivités et considère que les appartenances et les identités puissent être révocables et librement choisies — butant dès lors sur les limites non seulement à la liberté religieuse, mais aussi à l’étendue de l’exercice de l’autorité parentale. En décrétant que la modification irréparable qu’apportait la circoncision était « contraire à l’intérêt de l’enfant, qui doit décider plus tard par lui-même de son appartenance religieuse », le tribunal de Cologne a considéré que les droits des parents en matière d’éducation, tout comme la liberté religieuse, n’étaient pas remis en cause dès lors que l’enfant était en âge de décider lui-même de procéder ou non à cette mutilation — la liberté religieuse étant ainsi, si l’on suit l’interprétation qu’en ont fait les juges colonais, renforcée plutôt que diminuée. Ce qui rejoint les questions soulevées dans le débat portant sur l’avortement ou l’euthanasie, relativement à la liberté d’un jeune à disposer de son corps.

La loi allemande a aussi mis en lumière un élément assez peu relevé en matière de débat sur la diversité culturelle. A savoir la capacité de chaque religion — ou de tout responsable religieux, ou de tout croyant — à trouver un accommodement entre le respect de ses obligations et la loi civile et à faire primer cette dernière en cas de contradiction insurmontable. A ce propos, un rabbin et théologien pourtant réputé fort libéral, David Meyer, avait écrit dans un point de vue publié par le journal Le Monde, au lendemain de l’arrêt de Cologne : « Ce commandement (celui de la circoncision) est-il si essentiel à la définition de l'identité juive au point de demander aux parents juifs de s'exposer à d'éventuelles poursuites pénales afin de le respecter ? En tant que rabbin, il me semble, en effet, que tel soit le cas ». Ce qui en d’autres termes constituait un encouragement, dans le chef d’une autorité spirituelle, à transgresser la loi au nom d’une obligation religieuse que l’on considère plus fondamentale — le rabbin Meyer y voyant tout à la fois, en citoyen responsable et en intellectuel engagé dans la cité, un germe de « crise profonde et potentiellement dangereuse » entre le judaïsme et son environnement.

Courageusement, le rabbin Meyer a mis en lumière ce que d’aucuns ne veulent ou n’osent pas voir, à savoir qu’au bout des deux logiques, civile et religieuse, il n’y a quelquefois pas d’accommodement possible, et qu’il faudra bien trancher laquelle s’impose à l’autre : « Cela fait à présent des années, écrit encore David Meyer, que les Juifs et les faiseurs d'opinions européens se font mutuellement croire que le judaïsme d'un côté et la charte des droits fondamentaux et les valeurs morales et éthiques de l'autre, cohabitent en parfaite harmonie. Nous voyons aujourd'hui les limites de cette fausse supposition, dans la mesure où – pour être totalement honnête – l'interdiction de la circoncision est parfaitement conforme à l'esprit et à la lettre de la charte des droits fondamentaux ». Et de conclure, de son point de vue : « Ce dont nous avons besoin (…) c'est d'un dialogue qui permette (…) d'expliquer non pas simplement pourquoi la tradition juive est attachée à la pratique de la circoncision mais surtout pourquoi le judaïsme ne peut ‘cautionner’ la charte des droits fondamentaux ». On ne pouvait être plus clair. 

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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