On appelle communément antisémitisme la haine des Juifs en tant que Juifs.
Parmi toutes les formes de la haine de l’autre, l’antisémitisme occupe dans l’histoire de l’Europe une place essentielle depuis les débuts de celle-ci. La haine, comme toutes les réalités affectives, n’a pas besoin de « raisons » pour exister. Sa racine est dans la peur. Si l’on veut saisir le pourquoi de l’antisémitisme, il faut montrer de quelle peur spécifique il naît. Or, de quoi l’on a peur, voilà qui varie selon les époques et les sociétés, en fonction de la compréhension que chacune a d’elle-même. À chaque moment structurant de l’histoire, on a formulé autrement les griefs à l’encontre « des Juifs ».
L’antisémitisme n’est pas un fait naturel : il est historique. Dans chaque contexte historique, on a construit, pour justifier la haine des Juifs, un argumentaire dont les termes sont évidemment dictés par les enjeux idéologiques, économiques, sociaux du moment et l’angoisse spécifique qu’ils engendrent. Chaque époque se sent menacée autrement. Et la haine s’enveloppe de justifications prétendument « rationnelles » qu’il faut déconstruire, si l’on veut pouvoir faire la différence entre la critique (légitime dans son principe) et la haine (toujours destructrice et condamnable).
Telle personne juive, ou groupe de personnes juives, peut en effet m’être ou non sympathique, avoir ou non posé tel acte acceptable ou non, penser ceci ou cela, que j’accepte ou que je rejette. Les Juifs, individuellement ou collectivement, n’échappent évidemment pas plus que quiconque à la sympathie et à la critique. La première ne se commande pas et la seconde est recevable pour autant qu’elle respecte ceux qu’elle vise comme êtres humains libres et ne falsifie pas sciemment leur réalité. Est par contre proprement antisémite la stigmatisation a priori des personnes juives, ou du groupe juif, parce que juives…
Il y a antisémitisme lorsque la haine des Juifs impose unilatéralement aux personnes juives concrètes, et aux Juifs dans leur diversité, le carcan d’une identité qu’elle a fabriquée et qui méconnaît radicalement leur réalité. Comme tous les racismes, l’antisémitisme pré-juge : il s’érige, au nom de l’humanité censément agressée, en juge tout-puissant, condamne (et quelquefois exécute) sans même avoir entendu sa victime. L’antisémitisme relève fondamentalement du fantasme. Il nous en dit long sur les angoisses de l’antisémite et peu ou rien sur les Juifs. Quelles que soient les réalités constatables qu’il peut être amené à inscrire au dossier à leur charge, celles-ci se trouvent immanquablement intégrées à une construction qui en fausse le sens ou la portée – ne serait-ce que par surexposition – et constitue une pure violence à leur égard.
La permanence à travers les âges de la hargne à l’encontre des Juifs risque de donner prise à l’idée d’un antisémitisme éternel, d’un invariant impossible à éradiquer et en quelque sorte « essentiel ». La présentation que l’on va découvrir dans les réflexions qui suivent cherche à mettre en évidence à la fois les multiples facettes – à bien des égards mutuellement irréductibles – du phénomène antisémite et une continuité dont l’articulation suit l’évolution elle-même hautement dialectique de la société globale. L’unité du phénomène antisémite est ainsi tout autant problématique que celle de l’histoire du monde occidental qui lui fournit son terreau. Et l’on ne s’étonnera dès lors pas de voir ressurgir synchroniquement, bien vivantes dans l’actualité, des formes de haine dont la racine relève de stades anciens de construction de la société occidentale. L’angoisse identitaire qui travaille immanquablement toute réalité sociale fait partie de sa mémoire active. Et celle-ci est faite de strates multiples.
Jacques Déom (ULB).