Il y a quatre-vingts ans exactement, le 9 octobre 1932, paraissait à Paris le premier numéro de la revue Esprit. Dans l’esprit de son fondateur, Emmanuel Mounier, il s’agissait de doter d’une tribune le mouvement qu’il était en train de mettre sur pied, afin de diffuser les principes de ce qu’il appelait « la révolution personnaliste ». Grâce à un recentrage sur la spiritualité chrétienne, il voulait remettre au cœur de la société la personne et les relations interpersonnelles afin de combattre la dépersonnalisation généralisée du monde moderne et ses tares à ses yeux les plus morbides : l’individualisme, le capitalisme et le libéralisme. Ce mouvement allait avoir une grande influence sur la pensée politique dans la plupart des pays à forte majorité catholique, où des hommes tels que Karol Wojtyla, futur Jean-Paul ii, Vaclav Havel, Jacques Delors, ou plus récemment Herman Van Rompuy s’en feraient les continuateurs. Quel est cet héritage ? Comment expliquer ce succès ?
Ces dernières semaines, la question de la présence de la religion dans l’espace public a ressurgi dans plusieurs villes, qu’il s’agisse de l’installation de crèches de Noël sur des places ou encore, dans un tout autre registre, de la « concurrence » que se font les œuvres de bienfaisance confessionnelles et les organisations caritatives laïques pour la distribution de soupes aux plus démunis. Ce type de tension n’est pas neuf. Il est né avec l’émergence du pluralisme religieux, qui a peu à peu obligé les autorités à inventer un espace public neutre afin d’assurer la cohabitation de tous les modes de vivre et de penser des citoyens. Cependant, la définition d’un « espace neutre » fut et demeure une question sensible puisqu’elle ne résout pas le problème de la convivialité entre des groupes sociaux désireux de vivre et d’exprimer leurs croyances.
Le récent discours du pape Benoît XVI devant le parlement allemand sur l’éthique politique interpelle de nombreux observateurs. Certains éprouvent un vrai malaise face à ce qu’ils ressentent comme une ingérence de la religion dans les affaires politiques. Laissant ici les questions institutionnelles que pose l’événement, nous voudrions reprendre la question de la relation entre la religion et la politique en nous concentrant sur les logiques structurelles de ces deux systèmes.
La question de la séparation de l’Église et de l’État a fait couler beaucoup d’encre dans nos sociétés modernes qui, si elles conviennent généralement qu’elle est une condition à un vivre ensemble harmonieux, sont embarrassées quant aux moyens institutionnels à mettre en œuvre pour l’assurer. Certes, en théorie, la circonscription de la religion dans la sphère privée tandis que la politique se réserve la sphère publique est parfaite. L’histoire et l’actualité montrent que de l’idéal à la réalité, le chemin est long et semé d’embûches.
La condamnation en Grande-Bretagne d’un aumônier anglican de 84 ans qui a avoué avoir abusé de jeunes garçons depuis plus de cinquante ans (The Guardian, 13 septembre 2011) rappelle que le problème des abus sexuels sur mineurs n’est pas l’apanage de l’Église catholique et qu’il se rencontre dans d’autres religions. Au-delà du fait évident que de telles exactions peuvent se perpétrer dans n’importe quel milieu, nous voudrions ici nous interroger sur ce que peuvent en dire les sciences du fait religieux.
Dans les explications qui sont données au phénomène d’abus par des religieux, plusieurs reviennent sans cesse :
1° les déviations que sont toujours susceptibles d’occasionner les positions d’autorité ;
2° les perturbations psychologiques induites par une sexualité « rentrée » ;
3° des penchants pédophiles structurels d’individus qui choisissent pour les assouvir des professions qui les mettent en présence de « proies » captives (aumôniers scouts, enseignants, etc.).
L’article du père Charles Delhez paru ce jour dans La Libre Belgique, « Éloge du silence et de la solitude » (21/06/2011) s’inscrit dans une longue tradition chrétienne, l’éloge de la nature et du silence. Cet attachement à la nature a fait couler beaucoup d’encre : les chrétiens seraient-ils « par nature » - sans mauvais jeu de mot – appelés à devenir dans notre modernité les partisans les plus zélés des mouvements écologistes ?
Une chose est en tout cas certaine, dans la tradition chrétienne, la nature est en effet un chemin de contemplation, une voie de connaissance spirituelle de Dieu, ce qu’on appelle le liber naturae ou le liber creaturae. Cette croyance, présente dès les débuts du christianisme, prend son ampleur avec saint Bonaventure au XIIIe siècle et postule que l’homme, en tant qu’étape finale de la création, doit être le chantre et l’interprète de cette incarnation. Occupant une place médiane et médiatrice entre les créatures sans raison et Dieu, c’est à lui qu’il revient, par l’exercice de sa raison, d’être l’ « œil de la contemplation », de célébrer le monde et de le comprendre tant de l’intérieur que de l’extérieur.