Lundi 23 décembre 2024
dimanche 11 janvier 2015

Après Charlie…

Les chercheurs peuvent-ils procéder, avec le détachement qui sied, à l'analyse d'un événement dont la portée traumatique et les visées symboliques les ont touchés au plus profond de leur culture et de leurs valeurs ? Certes non, d'autant plus quand ces chercheurs œuvrent à l'Université libre de Bruxelles, temple du libre examen scientifique, qui pour avoir accueilli à plusieurs reprises la journaliste Caroline Fourest fut non seulement mise en cause, mais fit l'objet d'une violente agression. D'autant plus, aussi, quand ces chercheurs travaillent en étroite relation avec le Musée juif de Belgique, victime en mai 2014 d'un odieux attentat qui allait les toucher au plus profond d’eux-mêmes. Mais il faut pourtant tenter de raison garder, et essayer d'analyser avec lucidité ce que signifie la barbarie qui s'est brutalement insinuée au cœur de l'Europe, ce mercredi 7 janvier — et les suites qu’on en connaît, le vendredi 9.

Au-delà de la sidération émotionnelle qu'a provoqué la sauvagerie de l'attaque contre Charlie-Hebdo puis d’un magasin casher, nous ne pouvons être totalement surpris, les menaces s'étant multipliées ces derniers mois et Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l'Etat islamique, ayant explicitement claironné, en octobre dernier, que la France allait être attaquée. Les services de renseignements européens savaient, et la presse le rapportait encore ces derniers jours, que cette menace se matérialiserait rapidement. A son tour, l'Europe est désormais concernée par une guerre qui devient de plus en plus totale. Des journalistes, des intellectuels, des lieux liés à la communauté juive, des personnalités politiques, éventuellement, seront demain dans la ligne de mire. Peut-être connaîtrons-nous une stratégie de la tension identifiable, mutatis mutandis, à celle qu'a vécue Alger aux heures les plus sombres des années 1990, ou celle qu'ont connue les Israéliens au plus fort de la vague d'attentats islamistes qui a frappé leur pays, il y a dix ans.

Les appels à la défense des principes qui guident la conscience démocratique sont certes nécessaires pour conjurer l’émotion et l’angoisse suscitées, et appréhender le lendemain. Mais ils ne peuvent pourtant se réduire à de l’incantation. Il nous est et il nous sera indispensable de pénétrer au plus profond de l’imaginaire de la sauvagerie qui s’est atrocement imposée au cœur de ce que nous sommes, ces derniers jours — mais qui depuis des années frappe cruellement le Moyen Orient, l’Asie centrale, l’Afrique du Nord et bientôt, peut-être, d’autres théâtres d’opération —, pour saisir que nos piètres espoirs de « déradicalisation » sont bien vains, et que nous sommes confrontés à une guerre qui nous est faite par des fanatiques irréductibles, mus par une pulsion mystique absolutiste.

Nous tentons aujourd’hui de saisir ce qui peut faire basculer un homme, de l’éducation républicaine et des valeurs humanistes, vers une idéologie où la défense des principes que l’on croit justes, parce qu’ordonnés par Dieu, permet tout, même l’innommable, sans scrupule aucun. Nombre d’analyses ou de témoignages ont dans le passé tenté de nous faire comprendre ce basculement, dans le chef notamment des « hommes ordinaires » qu’étaient les nervis du régime nazi. Mieux qu’aucun autre peut-être, Sebastian Haffner, dans « L’histoire d’un Allemand » a magistralement décrit cette lente et insidieuse transformation de jeunes lettrés berlinois épris de culture et de morale en fanatiques et, pour certains, en bourreaux insensibles. Il y a quelque chose ici que nous ne déchiffrons pourtant pas, à la fois parce que nous nous pensons être immunisés contre l’abjection et la déshumanisation, et parce que nous avons toujours du mal à intégrer que notre continent a pu s’en rendre coupable, il y a peu encore.

C’est une guerre, symbolique avant tout, qui a pourtant été engagée par les djihadistes exaltés qui ont opéré à Paris, dans la droite ligne de celle que les mouvements ou les nébuleuses dont ils se revendiquent ont poursuivie ailleurs depuis plusieurs années déjà. Cette guerre — de combattants armés contre des civils et contre des institutions — est et sera totale, sans compromis, parce qu’elle n’est pas uniquement politique ou simplement mue par un ressentiment personnel et collectif ; elle est bien plus que cela. Elle répond à une exaltation eschatologique, à la conviction qu’une lutte finale est engagée entre le Bien et le Mal. Cette conviction est absolutiste, parce que répondant à la croyance en un plan divin qui non seulement justifierait cette guerre, mais l’appellerait de ses vœux : rien ne pourra l’amenuiser, et aucun compromis, aucune évolution géostratégique ne seront très vraisemblablement à même de la réduire totalement au silence.

Dans l’esprit des jihadistes, cette guerre est juste, nécessaire, légitime. Le prix qu’il faut dès lors payer en vies humaines n’est rien, le martyre est salvateur, le sang versé est une bénédiction, seul importe le but final. C’est une guerre juste pour eux, parce que la légitime défense l’impose, contre un monde injuste qui insulte le Prophète, non seulement par ses caricatures impies, mais au quotidien. Tout comme il est légitime à leurs yeux de tuer des mécréants, la réparation du sacrilège — c’était bien là la portée de l’attaque contre la rédaction de Charlie-Hebdo — a constitué un acte juste aux yeux de celui qui le commettait : un jugement a ainsi été exécuté par sa main. Chaque religion a sa doctrine du péché, du châtiment ou de la guerre juste, et l'on n'a affaire ici qu'à l'interprétation la plus extensive et la plus radicale qui est faite de ces principes. 

Réparer un sacrilège, venger les musulmans, tuer des mécréants — et en particulier des juifs —, livrer bataille au monde du Mal, s’en prendre à la Nation qui incarne le plus cet Occident abhorré et les valeurs qu’il porte, voilà le projet de ces fanatiques. La France est et sera toujours au cœur du fantasme politico-religieux de ceux pour lesquels nos Lumières, notre raison, notre droit, notre égalité, notre liberté et notre fraternité sont insupportables. Il s’agissait donc de frapper au cœur la démocratie, les valeurs fondamentales qu'elle porte à son fronton, la laïcité aussi, comme le rappelait Edgar Morin dans une tribune très justement intitulée "La France frappée au cœur de sa nature laïque et de sa liberté".

Symboliquement, c’est non seulement une décapitation symbolique qui a été opérée, c'est comme si un monument de la République avait volé en éclats. Il n'est en effet pas innocent que la France soit une cible privilégiée des islamistes radicaux, elle qui incarne le mieux, pour des motifs historiques, patrimoniaux et culturels, cette civilisation qu'ils honnissent et qui sacralise l'homme plutôt que Dieu, cette culture qui porte haut et fort, depuis plus de deux siècles, l’amour de l’humanité, la poésie, la raison, le libre arbitre, la liberté et l’émancipation de l’homme. Assassiner Charlie, c’est assassiner dans le même temps Rabelais, Voltaire, Hugo et Camus.

Aller au bout de la mission qu’ils s’étaient imposée, et qui leur a été directement ou indirectement confiée, aller jusqu’au sacrifice de la vie des autres et de leur propre vie, c’est là, pour les assassins, remplir une double fonction : une fonction réparatrice, par la punition et la vengeance ; une fonction prophétique, par la contribution à un dessein majeur, dicté par leur conception absolutiste de la religion. C’est là en effet faire avancer la guerre faite à la mécréance, accélérer l’advenue d’un monde nouveau, où triomphera le pur contre l’impur, le fidèle contre l’infidèle et l’apostat, le Bien contre le Mal, la lumière contre l’obscurité, le Prophète contre le Dajjal. Leur djihadisme est apocalyptique, dans le sens où il travaille à accélérer la « fin des temps » et favoriser l’advenue d’un monde nouveau. Il répond, consciemment ou inconsciemment, à la rhétorique apocalyptique et prophétique d’un certain christianisme évangélique qui, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, a offert une assise religieuse à la guerre menée par George Bush — l’Armaggedon —, y lisant l’accomplissement des prophéties bibliques.

Le message est clair, à l’adresse de la culture européenne et puis des Européens, qu’il s’agit de terroriser, de conforter dans leur sentiment diffus d’insécurité et également, en quelque sorte, d’excommunier collectivement. Message à l’adresse des musulmans, aussi, pour qu’ils se détournent du modèle d’islam occidental ou républicain qui laborieusement se met en place ici, s'abstraient du reste de la société, s’en distinguent, s’éloignent de l’« ignorance des mécréants » et reviennent à ce qu’ils considèrent comme l’islam véritable. A l’égard des intolérants de tous bords enfin, afin qu’il se sentent justifiés à approfondir les crispations identitaires, à alimenter la haine et précipiter la France puis l’Europe dans la guerre civile, en dressant les diverses composantes de la Nation et du continent les unes contre les autres.

Certes, les jihadistes qui ont opéré ou vont opérer sur le territoire européen ne sont pas nécessairement imbus d’exégèse et leur corpus religieux peut être très limité. Ils sont toutefois porteurs d’une culture religieuse exaltée, mystique et prophétique qui leur a été dispensée à travers quelques thèmes forts, suffisamment à même de renverser leur regard sur le monde. L’intrication est forte entre leur vision politique et religieuse, et les deux ne peuvent en réalité être dissociés. Ceux qui les ont instruits professent une conception à ce point fracturée du monde et de l’existence qu’elle ne permet pas d’entre-deux, de crise de conscience, de doute : le Bien doit s’opposer au Mal. Le contexte mondial a conforté chez eux l’idée selon laquelle le temps de l’accomplissement de la prophétie était advenu : les « ignorants », les « mecréants », les « pervers » et les « corrompus » sont au pouvoir ; « les Nations non musulmanes convoitent les terres musulmanes » ; le « Dajjal » apparaîtra et sera « suivi par les juifs ». Le combat final de la Vérité contre l’imposture a donc, pour eux, commencé. « Dans quel monde vivons-nous ? », titrait le quotidien Le Soir ce week-end. La réponse à cette question, est hélas, fort inquiétante.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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