Olivier Boulnois l’inscrit d’emblée dans de vastes perspectives (Expliquer, utiliser, trahir. Les sens du commentaire au Moyen Age). Si la critique du commentaire est bien présente au Moyen Age, elle est le plus souvent dépassée par une réflexion sur le sens des textes, qui à la fois détermine et ouvre le champ du commentaire. Ainsi, saint Bonaventure distingue-t-il quatre types de scriptores : le copieur, le compilateur, le commentateur et l’auteur, où le commentateur est celui qui ajoute ses propres textes aux textes des auteurs et l’auteur celui qui ajoute les citations des autres à son propre texte.
Pour des auteurs aussi différents que Guillaume de Conches et Thomas d’Aquin, le commentaire a une fonction de mémoire et de collecte des savoirs. Par là, il ouvre le texte aux savoirs qui peuvent entrer en résonance avec lui. Il est un puissant instrument d’intertextualité. Il permet aussi de plonger dans la profondeur du texte, d’en comprendre mieux le sens (sensus) mais aussi d’en avoir une intelligence plus approfondie (sententia). Le commentaire biblique pose des questions particulières, et notamment de savoir s’il doit user de méthodes spécifiques. L’allégorisme peut alors se justifier par la transcendance de l’objet étudié et l’impossibilité de le dire avec le langage courant. Mais dès lors l’allégorisme ne se fait-il pas envahissant, y compris pour d’autres textes que ceux de la Bible (Homère, Ovide) ?
Ainsi, le commentaire est à la recherche de ses propres limites. Deux de ses guides les plus courants et les plus sûrs sont l’intention de l’auteur et la vérité. Tous deux ne coïncident pas toujours. A titre d’illustration, lors du conflit universitaire des années 1270, l’explication selon l’intention d’Aristote et l’explication selon la vérité pouvait prendre des voies divergentes. Enfin, la pratique du commentaire comporte une efficacité institutionnelle, dans la mesure où un type de commentaire peut contribuer à la constitution d’une communauté qui en retour se reconnaît dans cette pratique.
Dès lors, les interventions au colloque se sont s’orientées sur les raisons de commenter et les méthodes de commentaires dans les domaines historique, scripturaire, juridique, théologique et philosophique. Je relèverai ici quelques interventions. En étudiant la Règle franciscaine, Jacques Dalarun (François d’Assise et la Règle sine glossa) a démontré l’impossibilité de ne pas commenter, y compris dans le cas où l’interdiction de commenter vient de l’auteur et fondateur de l’Ordre.
Yves Sassier (Idéal du prince et commentaire de Deutéronome 17, 14-20 dans le Policraticus de Jean de Salisbury) montre comment Jean de Salisbury utilise de façon sélective le Deutéronome pour établir ses règles du bon gouvernement. Gilles Berceville (La pertinence de la notion d’actualisation dans l’exégèse biblique de Thomas d’Aquin) pose la question de l’actualisation à l’œuvre dans le commentaire des évangiles. Tout en se fondant sur les exégèses de Thomas d’Aquin, la discussion s’est aussi engagée sur la tension entre transcendance et actualisation pour les chrétiens du XXIe siècle. S’appuyant sur la pensée de Paul Ricoeur, Gilbert Dahan (L’étude chrétienne de l’Écriture en Occident médiéval : grandes lignes herméneutiques, méthodes d’exégèse) insiste sur l’union entre exégèse confessante et exégèse scientifique entre le XIIe et le XIVe siècle et propose ainsi un modèle pour l’herméneutique contemporaine.
Julie Casteigt (Le Super Iohannem d’Albert le Grand : commenter un témoignage) s’intéresse au témoignage dans le cadre du commentaire d’Albert le Grand sur l’évangile de Jean. Jean est le témoin par excellence, à la fois le plus proche et celui dont le regard a l’acuité de l’aigle. Mais le commentateur des écrits du témoin s’inscrit lui-même dans la chaîne du témoignage. La question est alors de savoir si au fil de la chaîne de témoignage le message se transmet intégralement.
Chris Schabel se pose la question de l’existence de commentaires sur les Sentences au Moyen Age (Where there Sentences commentaries ?). La question peut paraître incongrue puisque le commentaire du Livre des Sentences de Pierre Lombard était une tâche obligatoire du bachelier en théologie. Et pourtant Chris Schabel montre de façon très convaincante que, à partir du XIIIe siècle, ce que nous appelons ‘commentaire’ relève davantage de traités sur les sujets abordés selon l’ordre thématique des Sentences que de commentaires linéaires. Elisa Brilli étudie pour sa part les méthodes avec lesquelles Dante commente ses propres poèmes, de la Vita nuova au Convivio et à la Commedia (Dante, l’autocommentaire et l’appel à l’interprétation). Les fonctions en sont multiples : volonté d’édification, dévoilement des intentions allant jusqu’à l’auto-fondation de l’œuvre, établissement d’un lien entre le narrateur et le public par des parenthèses méta-textuelles.
Dans le domaine philosophique, retenons l’exposé de Marc Geoffroy sur le commentaire d’Averroès au Traité de l’âme d’Aristote (Averroes Ad Aristotelis de anima 403asq : l’âme forme du corps et l’intellect séparé). D’une part, Averroès revendique une fidélité absolue à Aristote contre les autres commentateurs (dans l’Occident latin, il est appelé le Commentateur). En revanche, il se fonde sur une conception de l’âme très différente de celle d’Aristote. Aristote entendait par âme tout principe d’animation du vivant et forme d’un corps animé, tandis qu’Averroès privilégie l’âme comme intellect. En outre, les traductions latines du commentaire d’Averroès entraînent des confusions majeures, comme par exemple la notion d’imaginatio per intellectum, qui confond les facultés d’imagination et d’intellect, bien distinctes chez Aristote comme chez Averroès.
Enfin, Silvia Donati examine les conséquences de la condamnation universitaire de 1277 sur les commentaires d’Aristote, Métaphysique VII, 1 (13th Century Commentaries on the Metaphysics. A Study case: The Discussion on the Ontological Status of the Accidents). La question est celle de l’interprétation philosophique de la transsubstantiation. Selon le statut ontologique des accidents, adopté par les commentateurs, rendre compte philosophiquement de la transsubstantiation est possible ou non.
Terminons par la présentation du projet de Bible numérique par Olivier-Thomas Venard, de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem (Peut-on reprendre l’art des gloses et la tradition des chaînes à l’ère numérique ? Le défi du programme de recherche La Bible en ses traditions). La dernière édition de la Bible de Jérusalem date de 1998. Le constat des promoteurs du projet est qu’il est souhaitable de sortir des éditions et traductions traditionnelles, dont le principe est de réduire le texte à une version unique, et de proposer au contraire un texte qui déploierait ses diverses traditions.
En ce qui concerne l’annotation, il est prévu de compléter les annotations philologiques et historiques par des notes sur la réception du texte dans les genres les plus divers, incluant la littérature ou le théâtre. La révolution informatique apporte des outils qui permettent d’entreprendre ce genre de projet. La nouvelle édition, annoncée pour 2017, au format informatique, est prévue en cinq versions : grecque, massorétique, latine, syriaque, samaritaine. Une nouvelle traduction française est en préparation. Pour cette traduction et pour enrichir les notes, un large appel à contribution est lancé aux spécialistes de divers aspects du texte, de son commentaire ou des traditions qu’il a suscitées. On peut trouver davantage d’informations sur ce projet majeur et des exemples de traitement du texte à l’adresse http://bibletraditions.org/
On le voit, ce colloque fut d’une grande richesse. Les sujets abordés étaient passionnants et traités par les meilleurs spécialistes. On ne peut qu’attendre avec impatience la publication des Actes dans la série de l’Institut d’Etudes médiévales aux éditions Vrin.
Christian Brouwer (ULB).