Au début de l’année 1955, à quelques semaines d’intervalle, deux grandes figures du catholicisme français décèdent. Si la presse s’en fait écho, les deux disparus ne reçoivent pour autant pas le même traitement. Le quotidien catholique La Croix consacre un long article à Paul Claudel, décédé le 24 février à son domicile parisien. Le pape lui adresse sa bénédiction lors de son agonie. A l’issue de la grande messe célébrée à Notre-Dame, un grand nombre de personnalités viennent se recueillir devant la dépouille. Paul Claudel est enterré avec ses décorations et un chapelet offert par le pape. Des objets qui symbolisent une vie couronnée de succès dans sa carrière diplomatique comme dans sa vie de poète et d’écrivain catholique. Le contraste avec Pierre Teilhard de Chardin, décédé le 10 avril à New York, est saisissant. La Croix ne lui consacre que quelques lignes, dans un article au ton convenu. Point d’hommages ni décorations pour ce père jésuite mort en exil. Pourtant, cette mort effacée n’augure en rien du succès de la pensée du disparu dans les quelques années qui suivent.
Les circonstances de sa mort sont mal connues. Laissons au père Leroy, collaborateur de Teilhard en Chine, devenu par la suite un ami intime, le soin de nous les raconter. Il est un des rares à pouvoir se rendre sur les lieux. Le 10 avril au soir, il écrit au père Villain, son supérieur à Paris : « Le dimanche de Pâques après avoir dit sa messe, il s’était rendu à la cathédrale Saint Patrick pour la grande messe. Le temps était radieux ; il s’était promené vers le début de l’après-midi et était allé prendre le thé chez des amis. Il parlait debout, sans aucune excitation lorsque soudainement il fut terrassé et s’abattit sur le plancher comme frappé d’un coup de massue. […] Notre cher Père Teilhard était mort. Il reçut cependant l’Extrême Onction et l’absolution : il s’était confessé la veille ! »
Joseph Teilhard, son frère, observe « qu’il est magnifique d’achever un jour de Pâques en vraies et éternelles Pâques. » Cette mort le jour de la Résurrection est le couronnement de la vie d’un homme qui avait mis le Christ au cœur de son existence. La dévotion au Sacré-Cœur héritée de sa mère ne l’avait jamais quitté. Le père Leroy poursuit : « Les funérailles ont eu lieu hier, à la Résidence, dans la plus extrême simplicité. La messe basse fut célébrée par le P. de Breuvery qui donna également l’absoute : pas un chant, tout a été récité à voix basse, y compris le Libera et l’In Paradisum. Fort peu de personnes étaient présentes : une dizaine, au maximum […] Une gerbe de fleurs envoyée par des amis de New York a été le seul ornement ! » Et le père Leroy de conclure ainsi sa lettre : « Sa mort le jour de Pâques, à New York, quel symbole quand on connait le fond de sa pensée. »
Teilhard vivait à New-York depuis 1951. Ordonné prêtre en 1911, il avait voulu servir au sein de la Compagnie de Jésus. Géologue dans la Croisière jaune et paléontologue ayant participé à la découverte du sinanthrope, il était un scientifique reconnu par ses pairs. Ce scientifique se doublait d’un croyant qui aurait voulu faire connaître sa vision du monde. Dès 1922, il en avait esquissé quelques bribes dans une note rédigée à l’intention d’un ami. Parvenue à Rome de manière incontrôlée, cette note entoure son nom d’une suspicion qui ne devait jamais le quitter et lui coûtera en 1925 son poste à l’Institut catholique de Paris. Il est alors empêché de publier par la hiérarchie romaine, qui juge sa pensée dangereuse. Néanmoins, ses écrits circulent clandestinement, agrégeant un cercle d’amis qui ne cesse d’augmenter. Cette mort lointaine survenue de manière providentielle le jour de Pâques, doublée d’un enterrement effacé, ne font qu’augmenter l’intérêt que Teilhard de Chardin avait éveillé depuis quelques années.
Le lendemain de son décès, le père Villain, responsable de la revue Etudes entre 1952 et 1957, adresse un communiqué à l’Agence française de Presse (AFP). Dans un premier temps, les journaux se contentent d’utiliser ce communiqué, mais très rapidement les choses changent. 385 articles paraissent avant la fin de l’année, ce qui contraste avec la faiblesse de la réaction de La Croix. Le 13 avril, le journaliste Claude Delmas, signe un grand article dans le journal Combat. Il présente Teilhard comme un « homme qui est mort en exil parce qu’en lui le prêtre et le savant n’avaient pu vivre en paix. » Il ajoute qu’« il fut l’un de ceux – probablement celui – contre qui fut lancée l’encyclique Humani generis, […] C’est alors que l’Eglise française fut décapitée, que ceux de ses prêtres – le Père de Lubac par exemple – qui essayaient de concilier leur foi et leur esprit furent réduits au silence, que la vague d’intégrisme emporta tout ce qui semblait capable de redonner vie aux dogmes. » Il n’hésite pas à le qualifier de « Galilée du XXe siècle» et termine par ces mots : « L’athée que je suis tenait à saluer la mémoire du prêtre qu’il fut. »
Néanmoins, le père Villain estime, auprès de son supérieur, que « vu la personnalité anticléricale de Delmas, il convient de ne pas accorder trop d’importance à son article. » En revanche, celui d’André Billy, dans le Figaro Littéraire, l’inquiète davantage. Comme beaucoup d’amis de Teilhard, Billy détient des polycopiés du père. « On peut craindre que certains de ces détenteurs, qui se soucient peu du scandale, ne publient ces écrits dans un avenir rapproché. Le risque serait alors que le Saint Office soit saisi de l’affaire et qu’il s’en suive une condamnation qui serait pénible pour la mémoire du Père. Cette condamnation serait également désagréable pour la Compagnie et elle serait une nouvelle occasion de trouble pour l’Eglise de France. »
L’inquiétude que manifeste le père Villain s’explique par un contexte général de reprise en main. En effet, la guerre avait relancé le dynamisme du catholicisme français et provoqué dans le même temps une distension des contraintes hiérarchiques. Au moment de la Libération, Rome a constaté ce décalage avec stupeur. Les condamnations et interdictions d’enseignement sont nombreuses en ces dernières années du pontificat de Pie XII. La foudre romaine s’abat aussi bien sur Fourvière, en 1950, que sur le Saulchoir, en 1954. Les pères jésuites doivent agir avec prudence.
Le père Villain suggère à son supérieur de prendre les devants en publiant une des œuvres du père. Son supérieur n’a pas eu le temps de lui répondre. Le 23 avril 1955, Jeanne Mortier leur adresse une copie du testament que Teilhard avait rédigé en sa faveur le 2 juillet 1951. Elle était chargée de la conservation, publication et distribution de tous les écrits de Teilhard qu’elle aurait en sa possession. Le père Villain décrit Jeanne Mortier comme « une femme d’une soixantaine d’années, cultivée, qui a beaucoup travaillé pour le père et a pour lui une admiration d’allure prophétique. » Dès la fin du mois d’avril, elle prend contact avec les éditions du Seuil. La Compagnie, prise en tenaille entre sa propre hiérarchie et les instances romaines, voit l’édition des œuvres de Teilhard lui échapper.
En faisant abstraction des travaux du Teilhard scientifique, son œuvre s’articule autour de deux pôles. L’un est issu de sa réflexion scientifique et a comme centre Le Phénomène humain, l’autre relève de la mystique et de la religion et est représenté par Le Milieu divin. Jeanne Mortier a bien l’intention de publier l’ensemble. Au cours de l’été 1955, elle tente désespérément d’obtenir l’imprimatur pour l’un et l’autre ; elle n’en obtiendra aucun. Mais rien ne peut ébranler sa détermination. Elle écrit à l’éditeur : « A défaut d’imprimatur pour le Phénomène humain, nous aurons un Comité Scientifique important : le Président de l’Académie des Sciences, de grands noms de l’Institut et du Collège de France, les de Broglie, les premiers paléontologistes du monde entier. Une censure du Saint-Office équivaudrait à une condamnation de la science. » De cette publication, rien n’était joué d’avance. Le Phénomène humain parait en octobre 1955 et, déjà au début de l’année 1956, il figure parmi les plus forts tirages de l’édition française avec 30.000 exemplaires vendus. Un nouvel acteur, avec lequel l’Eglise ne comptait pas, l’opinion publique, entre en scène. L’œuvre du père, hormis une mise en garde émise par le Saint-Office en 1962, échappe à l’Index.
La mort de Teilhard a libéré sa pensée. Entre 1955 et 1965, son nom est omniprésent. Le philosophe Etienne Gilson note que, ne faisant pas partie de ses amis, il n’avait jamais eu l’occasion de lire ses écrits avant qu’ils ne soient publiés. Dix ans après la mort de Teilhard, il ne peut que constater la place prise par une sorte de « teilhardisme » dans la société : « Il est difficile aujourd’hui de parler d’un sujet théologique quelconque sans rencontrer Teilhard de Chardin ; si on cherche à l’éviter, il vous est jeté dans les jambes. » Gilson, thomiste convaincu, ne partage pas la vision du monde défendue par Teilhard : « La théologie thomiste est loin de mépriser l’action, mais elle fait passer d’abord la contemplation. »
En 1964, le père Philippe de la Trinité, un des principaux contradicteurs de Teilhard, condamne la floraison de cette pensée en ces termes : « Le teilhardisme est un nouveau modernisme qui fausse le sens du catholicisme ». La crise moderniste du début du XXe siècle n’est pas oubliée. Il faut dire que, entre 1955 et 1965, des communistes s’intéressent à la pensée de Teilhard et des francs-maçons adhèrent à son idée de progrès. Or, la diffusion de la pensée de Teilhard correspond à une période d’expansion économique. Ses écrits n’invitent pas seulement à penser, mais à agir.
La philosophie de l’action de Blondel, qu’il a connue par l’intermédiaire du père Valensin, l’a indéniablement marqué. L’homme n’est pas un simple spectateur. Cette pensée avait pris corps dans l’expérience de Teilhard combattant de la Grande Guerre. Le jeune prêtre et intellectuel catholique avait compris à ce moment qu’il y avait une œuvre collective à réaliser en ce monde. De plus, ses efforts pour concilier ses recherches savantes avec ses intuitions religieuses lui procurent une large audience, en particulier chez ceux qui voient dans son œuvre la possibilité de combler le fossé qui s’était creusé entre science et foi. Mais le teilhardisme ne s’est jamais constitué et s’estompera en même temps que la « révolution invisible » des Trente Glorieuses.
Mercè Prats (Université de Reims).