Lundi 23 décembre 2024
mercredi 9 septembre 2015

Belgique : entre « cours de rien » et cours de philosophie et de citoyenneté

La rentrée scolaire 2015 en Belgique francophone est la première depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle imposant à la Communauté française (Fédération Wallonie-Bruxelles) d’octroyer une dispense du cours de religion ou de morale non confessionnelle à tous les parents (ou aux élèves majeurs) qui en font la demande. Qu’adviendra-t-il de ces élèves dispensés pendant les deux heures ainsi libérées ? Quel impact cette nouvelle organisation peut-elle avoir sur l’avenir de l’enseignement des religions et de la morale à plus long terme ? Les questions sont aujourd’hui nombreuses, et souvent sans réponse claire.

Saisie d’une question préjudicielle par le Conseil d’État, la Cour constitutionnelle a décidé, dans un arrêt du 12 mars 2015, que les élèves francophones devaient pouvoir être dispensés de l’assistance au cours de religion ou de morale, sur simple demande des parents. La Cour a précisé que cette demande ne devait pas être justifiée, contrairement à la situation qui prévaut en Communauté flamande : dans le nord du pays, la dispense doit être dûment motivée, et les parents doivent fournir du matériel pédagogique alternatif à leur enfant, ce qui explique sans doute que le nombre de dispensés soit faible — en 2013-2014, environ 2800 élèves, primaire et secondaire confondus.

En Communauté française, compte tenu de la médiatisation de l’arrêt de la Cour et d’un contexte où l’abolition des cours confessionnels (et d’une organisation qui sépare les élèves sur base convictionnelle) compte de nombreux partisans, on attend un  nombre de demandes de dispense beaucoup plus élevé. Afin de prévoir ce nombre, la ministre de l’Éducation Joëlle Milquet (CdH) a organisé une consultation des parents dès le mois de mai. L’organisation de cette consultation, alors qu’aucune information n’était encore disponible à propos de l’encadrement qui serait proposé aux dispensés, a mécontenté de nombreux acteurs scolaires.

La Fapeo (Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement officiel) a ainsi jugé le formulaire anticonstitutionnel et distribué un communiqué où elle invitait les parents à cocher la dispense ou ne procéder à aucun des choix mentionnés. Ce à quoi la ministre a répliqué en déclarant le courrier de la Fapeo illégal, puisque la loi du Pacte scolaire de 1959  interdit d’influencer la décision des parents en ce qui concerne le choix de la religion ou morale. Le printemps a ainsi eu cette année, en Communauté française, un parfum de guerre scolaire renouvelée… Certaines écoles ont envoyé aux parents leur propre version du questionnaire, d’autres ont, semble-t-il, négligé cette consultation. Le taux de réponse au sondage aurait dès lors été particulièrement bas, ce qui rend le chiffre des dispenses que les parents se proposeraient de demander en septembre, à savoir 11 %, peu fiable. Ces mêmes parents ont jusqu’au 15 septembre pour indiquer officiellement à l’école leur choix d’un cours de religion ou de morale ou de la dispense ; ce n’est donc vraisemblablement pas avant le début du mois d’octobre que le nombre réel de dispensés sera donc connu.

En attendant, l’inquiétude est vive chez les professeurs de religion et de morale non confessionnelle, qui craignent pour la pérennité de leur emploi — et, à plus long terme, de leur fonction même. L’arrêt de la Cour constitutionnelle s’inscrit en effet dans un contexte où le gouvernement avait déjà prévu le remplacement d’une des deux heures de religion ou de morale par un cours de citoyenneté commun (accord de gouvernement de la Communauté française du 22 juillet 2014). Ce remplacement devrait être effectif à la rentrée 2016 pour le primaire, et à la rentrée 2017 pour le secondaire : les parents devront alors opter soit pour deux heures de citoyenneté, soit pour une heure de citoyenneté et une heure du cours de religion ou de morale non confessionnelle de leur choix.

En attendant, c’est-à-dire pendant la prochaine année scolaire pour le primaire et les deux prochaines années scolaires pour le secondaire, une solution temporaire a été mise en place. Le 14 juillet 2015, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Communauté française) a adopté un décret modifiant le Pacte scolaire en y introduisant le droit à la dispense, et prévoyant un encadrement pédagogique alternatif (EPA) pour les élèves dispensés, que les écoles devront mettre sur pied au plus tard en janvier 2016.

L’EPA, ironiquement baptisé par certains « cours de rien », consistera en la réalisation de travaux écrits et/ou de présentation orale sur les thèmes de l’éducation à la démocratie, au questionnement, à la méthode et à la pensée philosophiques, et au bien-être et à la connaissance de soi et des autres. L’EPA sera défini par chaque chef d’établissement pour l’enseignement organisé par la Communauté française, et par chaque pouvoir organisateur pour l’enseignement officiel subventionné par la Communauté française, en ce qui concerne  les contenus des programmes d’activités et les méthodes, ainsi que les modalités d’accompagnement, de prise en charge et d’évaluation des élèves.

Pour éviter un effet négatif sur l'emploi des professeurs de morale ou de religion, ceux-ci devraient en priorité être affectés à l’EPA. Dans ce cas — pour ce qui concerne ces prestations uniquement —, ils seront placés sous l’autorité du pouvoir organisateur dans l’enseignement officiel subventionné ou du chef d’établissement dans l’enseignement organisé par la Communauté française, et non plus, pour les professeurs de religion, de l’organe représentatif du culte. De même, ils seront, dans l’exercice de cette fonction, soumis aux prescriptions des « décrets neutralité ». Il s’agit donc d’un changement important, pour lequel aucune formation ne paraît, à ce stade du moins, envisagée.

D’ores et déjà, il apparaît que l’option EPA est présentée aux parents avec plus ou moins de détails par les différents pouvoirs organisateurs, dont le degré d’enthousiasme à l’égard de cette option varie. Nombreux sont les parents décontenancés par le choix à poser, y compris parmi ceux qui souhaitent le remplacement des cours de religion et de morale actuels par un cours commun. Le fait que ce cours ne devrait être mis en place qu’en janvier 2016 dans la plupart des écoles, de même que le caractère transitoire de l’option pourraient également inciter les parents à repousser la demande de dispense à l’année 2016-2017, où le cours de philosophie et de citoyenneté devrait être organisé, du moins au niveau du primaire.

La définition du contenu de ce cours de philosophie et de citoyenneté fait l’objet de débats nourris. En juin, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a constitué un groupe de travail, composé de onze parlementaires des cinq partis (PS, CdH, Ecolo, FDF et MR), qui a travaillé pendant un mois à huis clos pour définir les objectifs du futur cours et les modalités de sa mise en œuvre ; il a adopté son rapport le 6 juillet. Ce groupe de travail a mis l’accent sur l’intérêt de réunir les élèves d’horizons différents dans un espace commun, « dans lequel ils pourront découvrir les différents courants philosophiques et religieux, ainsi que les textes fondateurs des sociétés démocratiques. Ils pourront y débattre en toute liberté, développer leur sens critique et argumentaire et apprendre à découvrir comment divergences et convergences peuvent s’articuler ».

Le groupe de travail a également souligné la nécessité pour l’ensemble des élèves, tous réseaux confondus, de recevoir une formation renforcée en matière d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté. Concrètement, il propose d’organiser un cours de philosophie et citoyenneté dans l’enseignement officiel et de repréciser, en parallèle, dans le cadre du décret « citoyenneté » du 12 janvier 2007, « des objectifs communs à l’ensemble des réseaux, susceptibles d’être déclinés au minimum dans des cours généraux et des activités liées au projet d’établissement ».

La ministre de l’Éducation a indiqué partager très largement ces objectifs et a adopté l’option du groupe de travail d’intituler le cours « cours de philosophie et de citoyenneté ». La Commission de l’Éducation du Parlement devrait entamer l’examen du projet de décret dès le mardi 22 septembre. Ce projet de décret prévoit qu’à partir du 1er septembre 2016 pour les établissements de l’enseignement primaire, ordinaire et spécialisé, et à partir du 1er septembre 2017 pour les établissements de l’enseignement secondaire, ordinaire et spécialisé, officiel organisé et subventionné par la Communauté française, un cours de philosophie et de citoyenneté fasse partie de la formation obligatoire à raison de l’équivalent d’une heure hebdomadaire, et soit dispensé en lieu et place d’une des deux heures du cours de religion ou de morale non confessionnelle.

Pour les élèves dispensés du cours de religion ou de morale, l’heure hebdomadaire supplémentaire sera consacrée à une introduction, un complément ou un approfondissement du cours de philosophie et de citoyenneté. Durant l’année scolaire 2015-2016, les référentiels relatifs à ce nouveau cours devraient être élaborés avec l’appui de groupes de travail « composés de manière pluraliste et interdisciplinaire par, d’une part, des représentants des établissements de l’enseignement officiel organisé ou subventionné par la Communauté française, de l’inspection et, d’autre part, des experts, des représentants du monde académique ou des personnalités reconnues ayant une expérience utile dans le domaine de la citoyenneté, de la philosophie, de l’éthique et de la pédagogie ».

Le cours de philosophie et de citoyenneté devrait au moins dans un premier temps être confié aux actuels titulaires des cours de religion et de morale non confessionnelle qui le souhaitent, moyennant le suivi avec fruit d’une formation. Le timing paraît donc très serré, les prochains mois devant voir successivement l’adoption du décret organisant le cours de philosophie et de citoyenneté, l’élaboration des référentiels, et l’organisation de la formation des futurs enseignants. C’est là un défi de plus dans le dossier déjà long et difficile de la réforme de l’enseignement des religions et de la morale non confessionnelle.

Caroline Sägesser (Université libre de Bruxelles).

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