La crise ukrainienne s’inscrit dans le cadre de la rivalité ancienne entre Constantinople, la « deuxième Rome », et Moscou, la « troisième Rome », concernant des questions de juridiction en Europe orientale, dans les Balkans, en Asie et dans la diaspora. Elle témoigne aussi et surtout du contentieux entre Kiev et Moscou à propos de l’existence d’une « nation » ukrainienne. Au XIXe siècle, les Églises autocéphales dans les Balkans furent impliquées dans la lutte d’émancipation des peuples à l’égard de l’Empire ottoman, de sorte qu’un parallélisme s’est installé entre la lutte nationale et l’acquisition de l’autocéphalie (self-government) des Églises locales.
La conception nationale de l’Église locale, l’ethnophylétisme, fut condamnée par Constantinople en 1872 en tant qu’« hérésie ecclésiologique », mais finit par s’imposer dans la majeure partie du monde orthodoxe. L’Église autocéphale inscrit par conséquent dans ses structures le principe de nationalité et la notion d’« ethnicité » alors que, selon la tradition canonique, l’Église locale réunit tous les fidèles de la circonscription ecclésiastique, indépendamment de leur origine.
Selon la logique phylétique, la fondation d’une Église autocéphale ukrainienne confirme dès lors l’existence d’une nation ukrainienne, alors que les Russes, qui ont certes admis l’indépendance de l’État, ne reconnaissent pas de « nation » ukrainienne, distincte de la nation russe. Selon les Russes, la conversion du prince de Kiev, Vladimir le Grand, au christianisme byzantin (988/989) est considérée comme le « baptême de la Russie », alors qu’il s’agit, selon Kiev, de l’acte fondateur de la nation ukrainienne.
Selon Moscou, la Moscovie est l’héritière de la « Russie kiévienne », Kiev étant la « mère des villes russes », alors que selon Kiev, la continuité entre la principauté de Kiev et la Moscovie est considérée comme une appropriation de l’histoire ukrainienne. Le contentieux ecclésiologique est donc aussi politique et identitaire en raison de la soumission de l’Église aux intérêts temporels et nationaux. La reconnaissance par Constantinople de l’Église ukrainienne est considérée comme celle de la nation ukrainienne et est perçue par Moscou comme un soutien du patriarcat œcuménique au nationalisme ukrainien.
Les éparchies des territoires qui correspondent à l’actuelle Ukraine dépendirent de Constantinople jusqu’au XVIIe siècle, lorsqu’une partie d’entre elles furent mises sous la juridiction de Moscou. La décision de l’Église de Russie fut approuvée par Constantinople en 1686 dans des conditions qui demeurent cependant discutées par les historiens russes et ukrainiens. L’orthodoxie russe a permis, selon Kiev, d’assurer la russification de l’Ukraine alors que selon Moscou, la soumission des éparchies de la « petite Russie » permit de lutter contre l’influence de l’Église catholique et de l’uniatisme (gréco-catholicisme).
Ce n’est qu’en 1921 que fut alors fondée une Église autocéphale dans la foulée de la création de l’éphémère État ukrainien (1918-1920). Cette Église fut persécutée sous le régime soviétique et se développa dans la diaspora. Selon Kiev, la politique soviétique tenta d’éradiquer tout élan national par une russification du pays dont les conséquences furent dramatiques, comme lors des famines de 1931 à 1933, l’Holodomor, qui firent entre six et dix millions de victimes.
Famine selon les Russes, génocide selon les Ukrainiens, cette tragédie fut provoquée par la collectivisation et la « dékoulagisation », à savoir la confiscation des terres et des propriétés agricoles, l’extermination et la déportation des populations paysannes. La fondation en 1941 d’un État ukrainien par Stepan Bandera et la collaboration avec l’Allemagne aggravèrent le contentieux avec Moscou. Le soutien de l’Église gréco-catholique à la lutte antisoviétique provoqua la suppression de l’Église uniate en 1946. Depuis la chute du communisme, la réhabilitation des héros de la nation comme Bandera alimente par conséquent la propagande de Moscou concernant les « fascistes » et les « bandéristes » de Kiev.
Depuis 1991, trois Églises orthodoxes se répartissent 65 % de la population ukrainienne, ce qui correspond environ à 27 millions de fidèles. L’Église autonome d’Ukraine (patriarcat de Moscou) réunit entre 20 et 25 % des orthodoxes du pays. Cette Église « auto-administrée » est l’héritière de l’ancienne métropole de Kiev qui fut rattachée à Moscou en 1686 et jouit de la canonicité au sein de la communion. En 1991, des membres du clergé quittèrent cette Église, dont le métropolite de Kiev, Philarète, pour fonder une Église « nationale » (patriarcat de Kiev).
Philarète en devint patriarche en 1995 et fut dès lors excommunié par Moscou. Cette Église, maintenant reconnue par Constantinople, réunit, selon les estimations, entre 35 % et 40 % des fidèles. Une troisième Église, l’Église autocéphale ukrainienne, est quant à elle l’héritière de l’Église fondée en 1921 avec un peu plus de 3 % des orthodoxes ukrainiens. De nombreux orthodoxes ne se réclament cependant pas d’une de ces Églises en particulier, mais sont attachés à l’orthodoxie en général. Il n’y a pas de critère territorial parmi ces Églises, bien que l’Église autocéphale ukrainienne dispose surtout de paroisses dans l’ouest du pays.
La métropole de Kiev (patriarcat de Moscou) réunit les Ukrainiens « prorusses », tandis que l’Église d’Ukraine (patriarcat de Kiev) et l’Église autocéphale ukrainienne défendent la cause ukrainienne. D’après la Constitution de 1996 (art. 35), l’Église et les organisations religieuses sont séparées de l’État. L’orthodoxie est cependant considérée comme un élément identitaire de la nation et les responsables politiques interviennent régulièrement dans les affaires religieuses.
Dans un contexte dominé par des conceptions ethnophylétiques, l’Église est soumise à l’État et aux intérêts de la nation, comme le montre l’instrumentalisation de l’autocéphalie par le président Porochenko. Moscou dénonce ainsi les divisions à l’intérieur de l’orthodoxie en Ukraine et le nationalisme ukrainien véhiculé par ces deux Églises non canoniques, mais aussi par l’Église uniate dans les régions occidentales (Galicie et Transcarpatie ; union de Brest-Litovsk, 1595-1596).
L’orthodoxie connaît depuis le XIXe siècle des tensions pour des questions d’autonomie et d’autocéphalie, comme avec les Églises de Grèce entre 1833 et 1850, de Bulgarie entre 1872 et 1945, de Roumanie entre 1864 et 1885, d’Albanie entre 1922 et 1937, de Macédoine (ex-Yougoslavie) depuis 1967 et du Monténégro depuis 1993. En Estonie, en Lettonie et en Lituanie des éparchies reliées à Constantinople cohabitent avec d’autres reliées à Moscou, ainsi qu’en Moldavie où une Église en lien avec Bucarest coexiste avec une métropole reliée à Moscou.
C’est cependant au Monténégro et dans l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM) que l’autocéphalie pose surtout la question nationale, à l’instar de l’Ukraine. Des Églises monténégrines et macédonienne non canoniques coexistent avec des métropoles reliées à Belgrade. Ces Églises non reconnues par l’ensemble de la communion (Monténégro, Macédoine et Ukraine) posent la question sensible de l’existence des nations « monténégrine », « macédonienne » et « ukrainienne » rejetées par les nations voisines, serbe, bulgare, grecque et russe.
Pour la Russie, l’autocéphalie ukrainienne représente la perte de 20 à 30 millions de fidèles et de 12 000 paroisses, ainsi que des lieux de cultes et des monastères de grande renommée. Les autorités moscovites ne peuvent accepter cette « indépendance » ecclésiastique qui représente une usurpation de l’identité russe par l’Ukraine et témoigne de la politique de Kiev favorable à l’Union européenne et à l’OTAN, alors que la Russie s’inscrit dans une perspective euro-asiatique. Le patriarcat œcuménique représenta l’orthodoxie dans le monde libre pendant la guerre froide, alors que l’Église de Russie était sous domination soviétique.
La levée des excommunications mutuelles de 1054 en 1965 par Paul VI et Athénagoras se fit sans l’avis de Moscou et avec le soutien de l’Occident et des États-Unis. Tout au long du XXe siècle, les deux patriarcats s’affrontèrent aussi sur des questions de juridiction concernant la diaspora russe et les orthodoxes des pays satellites. Moscou critique dès lors aujourd’hui la politique de Washington et le lobbying de la diaspora qui soutiennent l’« autocéphalisme » ukrainien phylétique, alors que le patriarche russe, Cyrille, est lui-même inféodé au président russe Vladimir Poutine et incarne une orthodoxie patriotique, soumise aux intérêts de la nation russe.
Les Églises d’Alexandrie, d’Antioche, de Serbie et de République tchèque et de Slovaquie ont plutôt critiqué la décision de Bartholomée alors que les Églises de Géorgie, de Bulgarie, de Roumanie et de Pologne semblent rester plus neutres. Selon Moscou, Bartholomée, ignorant l’avis de l’Église de Russie, à savoir l’Église mère de l’Église de Kiev, s’est soumis au nationalisme ukrainien. Quant à Constantinople, les autorités ecclésiastiques invoquent la tradition canonique selon laquelle une Église peut devenir autocéphale dans le cadre d’un État indépendant, sans pour autant prendre parti pour la question nationale et tout en condamnant toute forme d’ethnophylétisme.
Le risque est de voir cependant les Églises non canoniques du Monténégro et de Macédoine, relancer aussi leur demande de reconnaissance d’autocéphalie, au risque d’aggraver l’équilibre précaire dans les Balkans. La diaspora est également directement touchée par ces divisions, surtout parmi les fidèles russes qui dépendent soit de l’Église de Russie, soit de Constantinople. Compte tenu de l’exacerbation des tensions et des nationalismes en Europe orientale et dans les Balkans, le schisme menace l’équilibre fragile dans toute la région et l’ensemble de la communion.
Certains évoquent un concile panorthodoxe qui pourrait aplanir les tensions, mais compte tenu de l’absence des Églises de Russie, d’Antioche, de Géorgie et de Bulgarie au grand concile de Crète en juin 2016, et des hésitations de la Serbie, les chances d’un compromis semblent faibles. Les tensions au sein de l’orthodoxie témoignent de la confrontation entre l’Est et l’Ouest, mais s’inscrivent aussi dans la complexité de l’orthodoxie, compte tenu des intérêts divergents des Églises locales et nationales. Le différend entre la Russie et l’Ukraine soulève certes des problèmes ecclésiaux, mais montre aussi le danger des liaisons dangereuses entre religion et politique dans le monde orthodoxe, surtout en ce qui concerne les questions nationales et identitaires.
Olivier Gillet (Université libre de Bruxelles).