Jeudi 18 avril 2024
mardi 5 juin 2012

Les chrétiens cachés du Japon : un christianisme shintô

Les chrétiens cachés du Japon : un christianisme shintô Tadashi Nakajō, Kenichi Tanigawa, Kakure Kirishitan no seiga (Sacred paintings of hidden Christians), Shōgakukan, 1999

Lorsqu’en mars 1865, le frère Petitjean, de la Société des Missions étrangères de Paris, et futur vicaire apostolique du Japon, vint inaugurer l’église de Nagasaki, il eut la surprise de recevoir la visite d’un groupe de personnes qui se prétendaient chrétiennes, après plus de deux cents ans de fermeture du pays, durant lesquels toute manifestation clairement visible d’appartenance à la religion importée autrefois par François Xavier et les jésuites (1549) avait été sévèrement proscrite.

Il faut en effet rappeler que les campagnes antichrétiennes organisées par l’État Tokugawa, engagé dans une politique de centralisation et d’unification visant à placer tous les pouvoirs, politiques, militaires et religieux sous l’autorité de l’État, s’était matérialisée, de la fin du XVIe siècle au XIXe siècle, par la mise en place, sous l’autorité du bakufu, d’une procédure inquisitoriale, mené par un appareil institutionnel d’État qui allait s’occuper de la « question chrétienne » avec une méticulosité bureaucratique particulièrement efficace, et rappelant la persécution des marranes dans les Etats ibériques.

Or, dès le XVIe siècle, et malgré la sinistre opération de « démantèlement » (kuzure) menée par les autorités, se constituèrent des réseaux clandestins de « chrétiens cachés » (kakure kirishitan) installés dans un certain nombre de communautés villageoises de l’ouest de Kyûshû, près de Nagasaki, berceau historique du christianisme japonais – ainsi que dans les archipels de Gotô et d’Amakusa, et dans la petite île d’Ikitsuki, parfois appelée la « Rome nippone ».

Le fait le plus marquant de l’évolution de ces communautés à l’époque moderne, c’est qu’au moment de la restauration de la liberté religieuse, en 1873, plus de la moitié d’entre elles refusa de rejoindre l’Eglise catholique officielle. Dès lors grandit le soupçon qu’on se trouvait en présence d’un christianisme dont l’identité catholique était incertaine, ce qui amena un des plus éminents représentants de la sociologie religieuse au Japon, Tagita Kōya (Les chrétiens cachés de l’ère Sowa, Tokyo, 1954), à mener une difficile et passionnante enquête de terrain, qui permit de préciser les contours d’une religion locale marquée par un puissant syncrétisme.

Il est clair que la mémoire historique des kakure kirishitan plonge ses racines dans la politique d’accommodation mise au point par les jésuites, qui avait rendu le système chrétien de valeurs et de pratiques assez flexible. Le résultat est que, dans la longue durée, les victimes de la persécution, après avoir profité de cette ambiguïté dans l’élaboration de divers techniques de camouflage, adaptèrent les symboles et les rituels chrétiens à leurs propres besoins, dans une perspective qui interpète manifestement la relation entre l’humain et le divin comme une transaction passant par la manipulation de pouvoirs mystérieux liés à la croyance du shintô aux kamis.

Un autre héritage direct s’inscrit paradoxalement dans la catégorie de la défectivité qu’implique la perte de contact des fidèles avec les prêtres, totalement absents à partir de 1640. Privés de sacrements, en particulier de l’eucharistie et de la confession, les chrétiens cachés n’ont pas eu d’autre choix que de vivre leurs croyances comme une réponse à un manque. L’absence de prêtres a cependant été compensée par un recentrage de la foi sur la sphère domestique : les fidèles n’ont pas d’église et pratiquent le culte dans des demeures privées, sous le contôle d’une organisation laïque hiérarchisée : à Ikitsuki, le personnage le plus important ne tient pas son autorité de l’exercice d’un rôle sacramentel, mais des devoirs qu’il remplit soit en tant que gardien des gozensama, c’est-à-dire d’un certain nombre d’objets rituels ; soit en tant que « baptiseur » (mizukata), chargé de l’exécution de la tâche majeure de consacrer l’intégration dans la communauté chrétienne, mais n’exigeant pas la présence d’un prêtre.

Sur le plan théologique, les chrétiens cachés assurent la transmission orale de leurs croyances à partir d’une sorte de texte fondateur, Les Commencements du Ciel et de la terre, curieux hybride d’éléments bibliques et bouddhistes, en même temps que mélange de cosmogonie et de catéchisme populaire, trahissant une très forte indigénisation. La dévotion mariale, en particulier, s’y rencontre avec les traits constitutifs de la dévotion à la déesse Kannon, elle-même héritière de la vénération à la Guanyin chinoise, confondue avec le Boddhisattva.

Mais c’est surtout dans les pratiques rituelles – un trait dominant des religions japonaises – que s’exprime la spécificité kirishitan. C’est ce que semble également vérifier l’investissement des chrétiens cachés dans la préservation des gozensama, c’est-à-dire de tout un matériel, dissimulé dans les resserres des demeures privées, et servant de support à des dévotions chrétiennes camouflées sous les rituels shintō : kakejikus offrant des représentations du Christ, de Marie, des martyrs et des saints, présentés sous l’apparence de bouddhas et de boddhisattvas ; ainsi qu’un ensemble d’objets divers, vénérés comme des kamis, porteurs d’une qualité spécifique, qui a permis l’entrée de la sacralité dans des objets inanimés, et dont certains furent compris comme ayant une valeur magique.

Le refus des chrétiens cachés de rejoindre la « grande Église » s’explique évidemment en partie par le conservatisme inhérent aux sociétés traditionnelles. Mais il y a aussi des raisons économiques. Les populations japonaises touchées en premier lieu et en ordre principal par le christianisme sont des populations maritimes installées sur les côtes nord-ouest du Kyûshû, vivant de la mer, mais aussi de la contrebande, du commerce, des échanges avec les pays alentour. Or, l’État Tokugawa est un État antimaritime, qui s’appuie sur une idéologie confucianiste agrarianiste, où le marchand est mal vu, car suspecté d’introduire de l’extérieur la corruption dans le corps social. Du fait de la fermeture du pays, les habitants des zones côtières furent contraints de se replier sur des terroirs exigus, et ils vécurent désormais dans un double enfermement : économique, leur avenir étant bouché de ce côté-là ; et spirituel, leur foi étant bafouée.

C’est là qu’ils ont longtemps subsisté, avant d’entrer dans un inexorable processus de déclin, même si on assiste aujourd’hui à une tentative de résurrection : certains kirishitan furent reçus, vêtus de leurs vêtements traditionnels, lors de la visite de Jean-Paul II au Japon en 1981 ; et, plus récemment, leur histoire mouvementée fit l’objet d’une représentation au théâtre national de Tokyo, reprise en 1991 à Osaka. Plus récemment, on observe une certaine volonté de sauver de la disparition les rites et les objets, dont beaucoup sont dispersés dans les nombreux musées du christianisme qui existent au Japon. Enfin, du fait du déclin de l’industrie de la pêche à Ikitsuki, les chrétiens cachés de l’île sont devenus une attraction touristique…

Jacques Marx (ULB).

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