L’on peut supposer qu’il s’agissait, pour le néo-député, d’affirmer par la présence de cette « Hanoukkiah » la visibilité de sa religion aux côtés d’un arbre de Noël et d’une crèche décorant déjà le Palais de la Nation. À la vision de la vidéo qui évoque cet épisode, il apparaît à l’évidence qu’aucune neutralité n’a en réalité été blessée bien gravement et que cette péripétie témoigne plutôt d’une stratégie de communication de l’élu anversois — lequel aurait voulu souligner la fierté qu’il ressentait de marquer par le truchement de son identité religieuse, et des pratiques qui en découlent, sa présence au Parlement. « Si nous autorisons les arbres de Noël et une crèche, la hanoukkia est un élément similaire du patrimoine culturel juif et ne devrait pas être interdite », a ainsi déclaré Michael Freilich à la Jewish Telegraphic Agency.
Ce que semble en revanche révéler cette insignifiante péripétie est d’un autre ordre, plus manifeste. En effet, jusqu’ici, le fait juif était en Belgique fort discret, et les hommes et femmes politiques d’origine juive répugnaient le plus souvent à étaler leur appartenance sur la place publique, sinon de manière contournée. Qui sait que l’actuelle Première ministre est d’origine juive, et qui s’en soucie au demeurant ? Le geste de Michael Freilich témoigne d’une tout autre posture. Car cet élu n’est pas une de ces personnalités politiques juives dont l’appartenance au judaïsme n’est qu’une part de leur identité multiple et qui dans les instances où elles sont — ou étaient — élues, ont le plus souvent composé avec des questions qui n’avaient aucun rapport avec cette part d’eux-mêmes ; des représentants ordinaires, pour le dire autrement.
Michael Freilich est tout au contraire un parlementaire juif orthodoxe qui s’est appuyé — et il le revendique — sur sa communauté d’origine pour être élu, jouant en quelque sorte le rôle de relais des populistes de la N-VA dans la communauté juive anversoise et flamande. C’est-à-dire ce que d’aucuns appellent dès lors un élu communautaire ou une politique locale communautariste, que la N-VA n’est bien sûr pas seule à mettre en œuvre dans le champ politique, mais qui est tout à fait patente ici. Ce qui est nouveau en revanche en Belgique, c’est qu’un élu affichant son identité de juif orthodoxe porte cette identité sur la place publique et entende incarner une forme de représentation symbolique de sa communauté au Parlement.
Cette nouveauté en révèle une autre : à savoir que de plus en plus, certains arborent en rue et sur la place publique une affirmation identitaire juive qui s’exprime par la religion. Comme si le judaïsme, pourtant multiple dans ses expressions, désormais s’incarnait dans l’identité religieuse et qu’il y avait là comme une revanche sur la dimension plus culturelle ou mémorielle du fait juif portée jusqu’ici. Cette propension se manifeste en particulier à travers le chandelier de Hanoukkah que Michael Freilich a brandi au Parlement. Elle se manifeste aussi par la mutation de cette fête juive autrefois discrète — Hanoukkah commémore la révolte juive du deuxième siècle avant notre ère contre la persécution religieuse qui aurait été menée par les occupants séleucides de la Palestine — en une sorte de Noël juif, appelé de par le monde à être présent aux côtés de son équivalent chrétien dans les rues des villes où vivent des juifs, en se drapant souvent des mêmes oripeaux commerciaux que la fête chrétienne.
Cette mutation est particulièrement sensible aux Etats-Unis — où vit la collectivité juive la plus importante après Israël —, plus encore qu’ailleurs dans le monde : « Over time, American Jews have (…) remade Hanukkah in the image of Christmas. In doing so, they have been able to participate in the festive season in a way that is distinctly Jewish, balancing their desires to both assimilate and retain their unique cultural identity », écrit à ce sujet dans les colonnes de la revue en ligne « The Conversation » la chercheuse Rebecca Forgasz, de l’Australian Centre for Jewish Civilisation (Monash University).
Diane Ashton, une historienne américaine enseignant à Rowan University, a dans son ouvrage « Hanukkah in America. A History » (NYU Press, 2013) montré de quelle façon la fête de Hanoukkah a été aux Etats-Unis, et ce depuis le XIXe siècle, remodelée de diverses manières. D’abord, afin d’affirmer la présence et les caractéristiques d’une minorité agissante dans le contexte américain. Ensuite, en transformant une fête religieuse relativement mineure — du moins au regard des festivités essentielles du calendrier hébraïque — en un événement social majeur. Enfin, en faisant en sorte que cette fête devienne un marqueur essentiel de la vie juive et de la « psyché juive » américaines, et l’événement juif le plus visible aux Etats-Unis. Car Hanoukkah est aussi parvenu à largement pénétrer la culture populaire américaine : « Providing an attractive alternative to the Christian dominated December, rabbis and lay people alike have addressed contemporary hopes by fashioning an authentically Jewish festival that blossomed in their American world » ; « As well as lighting the National Menorah in Washington DC, the president hosts an annual Hanukkah party in the White House ».
L’exposition urbaine de Hanoukkiah géantes, souvent aux côtés d’arbres de Noël, a dès lors transformé la signification de la fête Hanoukkah, dans l'esprit des juifs comme des non-juifs américains. Jusqu’à faire l'objet de plusieurs décisions de justice, dont la plus significative fut prise en 1989, lors d'un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis — County of Allegheny v. American Civil Liberties Union. Celle-ci rejeta en effet une demande de la ville de Pittsburgh visant à interdire l'installation dans un bâtiment public d’une grande Hanoukkiah, la Cour statuant que cela n'équivalait pas à une forme de reconnaissance du judaïsme par le gouvernement de l’Etat de Pennsylvanie et ne violait donc pas la Constitution en son premier Amendement.
Les Loubavitch du mouvement Chabad, ces activistes juifs ultra-orthodoxes, hyper-modernes dans leurs méthodes, sont les champions de cette affirmation triomphante et très visible du judaïsme dans l’espace commun, œuvrant à l’exhibition publique de milliers de Hanoukkiah de par le monde. Jusqu’au paradoxe de paraphraser les festivités et la visibilité urbaine de la Noël chrétienne, en extériorisant une fête juive qui n’est pourtant pas citée dans le corpus juif de la Bible, mais célèbre une révolte dont les historiens ont montré qu’elle était, dans le chefs des zélotes intransigeants que furent les Maccabées, moins dirigée contre les Grecs que contre les juifs alors modernisés qui entendaient intégrer des éléments de culture hellénistique dans la tradition juive.
Les immenses Hanoukkiah placées dans les municipalités à la veille de Noël, ce sont souvent ces activistes du mouvement Chabad qui y président ; la participation des édiles locaux à l’allumage des bougies, ce sont souvent eux aussi qui l’obtiennent. Dans leur esprit, et le député anversois Michael Freilich s’en est fait le relais et l’acteur, le judaïsme doit fièrement affirmer sa présence dans la cité — par son patrimoine religieux et son expression religieuse s’entend. Il y a là une nouveauté manifeste, et il faudra désormais compter avec le fait que certains veulent résolument — notamment par le truchement de Hanoukkah et de sa visibilité — faire participer les juifs et le judaïsme à la croissante politisation du religieux.
Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles).