Les jeux vidéo représentent aujourd’hui une des industries culturelles les plus rentables au monde. Leur poids économique a dépassé depuis 2002 celui du cinéma et généré en 2011 un chiffre d’affaires estimé à 37 milliards d’euros. Le public qu’ils visent est de plus en plus large et varié grâce à une offre qui satisfait les amateur·trices de jeux de société, de stratégie, de délassement ou encore d’apprentissage (serious games) et qui se décline en fonction des âges, du genre et des identités ethniques et politiques. Ils se pratiquent en solitaires, en petit groupe ou en réseau multi-joueurs transnational (voire intercontinental). Ils se sont amplement installés dans les foyers des pays industrialisés.
En 2018, 76 % des Français·es déclaraient jouer au moins occasionnellement. L’une des forces d’attraction du média est sa capacité à s’inspirer des autres industries culturelles : la littérature, la bande dessinée, le cinéma et la télévision. Les développeurs créent des univers qui empruntent les intrigues, les personnages et les décors aux grands succès et aux modes de la culture de masse. Mais comme tous les médias, il leur est reproché d’être à l’origine de tous les maux moraux du monde. Ils corrompraient la jeunesse, la rendraient apathique et agressive et provoqueraient en outre une grave addiction. Ainsi, aux États-Unis, à la suite de la fusillade de Colombine (1999), des proches des victimes ont décidé de poursuivre vingt-cinq fabricants de jeux vidéo, accusant directement leurs productions de réveiller les pulsions violentes des utilisateurs.
Les religieux participent dans une large part à ce discours à charge. Lors des Journées mondiales de la Jeunesse de juillet 2016, le pape François appelait les jeunes « à combattre une paralysie dangereuse et souvent difficile à identifier », qui « naît lorsqu’on confond le bonheur avec un divan ». « Un divan qui nous aide à nous sentir à l’aise, tranquilles, bien en sécurité. Un divan, comme il y en a maintenant, modernes, avec des massages y compris pour dormir qui nous garantissent des heures de tranquillité pour nous transférer dans le monde des jeux vidéo et passer des heures devant l’ordinateur. [...] Sans nous en rendre compte, nous nous endormons, nous nous retrouvons étourdis et abrutis tandis que d’autres, peut-être plus éveillés, mais pas les meilleurs, décident de l’avenir pour nous ». Le risque est de se retrouver « étourdis et abrutis » par le confort personnel et les jeux vidéo.
Cependant, certains entrepreneur·euses religieux·euses pensent que diffuser leurs propres productions, à défaut d’abolir le média, est le meilleur moyen d’en contrôler le contenu et de diffuser de manière ludique leurs messages et valeurs. À ce jour, il existe près d’une centaine de jeux vidéo produits par des institutions chrétiennes. L’écrasante majorité est américaine et protestante. Il est à noter qu’aucun de ces jeux ne provient d’un des grands studios leaders du marché. Si ces derniers empruntent volontiers à des univers magiques et divins, ils se gardent bien de toute référence explicite aux religions instituées. Ils savent le terrain glissant.
Quelle expérience vidéoludique les jeux produits par des chrétiens offrent-ils ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi deux jeux particulièrement riches d’enseignements, l’un pour adultes, Journey of Jesus : The Calling (2012) l’autre pour enfants, Airship Genesis : Pathway to Jesus (2019).
Journey of Jesus : The Calling a été développé par une société texane, Lightside, basée à Austin, et qui a pour devise « Play in the light ». Le jeu, qui serait pratiqué par trois millions de personnes selon l’entreprise, propose une interactivité vidéoludique permettant de devenir acteur·trice dans les récits bibliques. Sa narration invite à s’immerger dans la vie de Jésus et à s’approcher de lui, en devenant soit l’un de ses apôtres, soit un témoin de sa vie. Il vise des adultes disposant d’un compte Facebook, offre une « durée de vie » (le temps que met un joueur à épuiser l’intérêt du jeu) de plusieurs années ; propose des microtransactions payantes (ce qui lui est fort reproché, notamment par des pasteurs et théologiens) pour avancer plus rapidement ou acquérir du « cosmétique » (décors, vêtements…) ; n’a que des sons d’ambiance et propose une mise en scène entière du Second Testament par des dialogues écrits. L’adaptation « colle » au texte biblique, suivant la conception littérale que ses concepteurs évangéliques en ont. Toute interprétation symbolique est absente. Par exemple, s’il est dit que Jésus a guéri un aveugle, ce n’est pas qu’il l’a éveillé par ses enseignements, mais bien qu’il lui a rendu la vue.
Lorsque les utilisateur·trices chrétien·nes s’expriment sur les réseaux sociaux au sujet de leur expérience de jeu « dans » Journey of Jesus, malgré le fait qu’ils y soient cantonnés à des basses besognes (nettoyer, allumer un feu, être messager, faire fuir des rats…), ils·elles mettent en avant l’impression de célébrer Dieu et tout ce qu’il a pu leur offrir. Il leur arrive par ailleurs également fréquemment d’utiliser les groupes Facebook relatifs à ce jeu pour partager des intentions de prières, créant alors des liens de communauté qui ne se limitent pas à leurs paroisses respectives.
Airship Genesis : Pathway to Jesus est un jeu mobile visant des enfants entre 6 et 13 ans. Développé par la marque Airship Genesis, dirigée par un pasteur basé à San Diego, il fait partie d’une série de produits de catéchisme (livres, cd, DVD). Il se termine en quelques heures et est entièrement gratuit, au point d’être exempt de publicité ; il est entièrement doublé et balaie de manière superficielle le Second Testament. Le joueur ou la joueuse reste simple spectateur. Issu d’une licence de podcast assez ancienne, le jeu contient un double niveau de narration : l’un étant relatif à la Bible et l’autre à l’aventure d’un équipage d’enfants voyageant dans l’espace-temps afin d’assister aux événements bibliques.
La licence vise ici à convaincre et elle contient de nombreuses injonctions à la foi (« Crois-le, il l’a fait ! », « Jésus a fait tellement de miracles »). Ainsi, les producteurs ont choisi de montrer la résurrection de la fille de Jaïre – non pas celle à Naïn ou le fils de Lazare – pour montrer un miracle de guérison spectaculaire. C’est bien la résurrection d’une enfant de l’âge des joueurs cibles qui est mise en scène. Cependant, le jeu est un outil d’introduction intéressant et bien pensé dans le cadre de catéchisme à destination d’enfants. L’utilisation du voyage dans le temps renforce l’importance des événements dont l’équipage du vaisseau est spectateur.
Après avoir analysé l’aspect ludologique – relatif à la jouabilité – de ces deux jeux, force est de constater que leur attrait principal réside dans leur intertextualité, soit les références aux messages bibliques. En effet, tous deux proposent une interactivité superficielle, sont truffés de bogues audiovisuels, mais aussi procéduraux ; ils ont un mode immersif faible avec une focalisation externe et un cadrage désolidarisé de l’avatar, rendant l’identification du joueur à son avatar difficile. Comment expliquer cet « échec » ? On pourrait certes invoquer le manque d’investissement financier. Développer un jeu réussi exige des prouesses technologiques et artistiques coûteuses en compétences humaines et dispositifs technologiques, nous l’avons dit.
Cependant, nombre d’institutions et organisations religieuses sont capables de rassembler des fonds importants pour d’autres projets tout aussi coûteux. Si aucune d’entre elles ne parvient à s’investir dans la fabrication d’un jeu réussi, c’est plutôt pour des raisons de dissonance systémique entre les logiques religieuse et ludique. Il est en effet impensable d’un point de vue théologique d’imaginer qu’un·e croyant·e incarne un personnage sacré. Il n’est pas envisageable non plus de plier une narration religieuse à la pluralité formelle, à la polysémie imposée par le genre ludique. Cette dernière dimension pose un problème ontologique pour la plupart des théologiens pour lesquels la foi se vit, s’éprouve, se ressent, mais ne se « joue » pas, ne peut être « divertissante ».
À ce jour, les jeux chrétiens, par leur pauvreté ludique et rhétorique, n’ont aucune chance de convertir les sceptiques. Toutefois, ils recèlent à l’évidence un intérêt en termes d’expérience religieuse pour les chrétien·nes à qui ils sont destinés. À l’instar d’autres dispositifs tels les cartes de dévotion ou les triptyques de prière, ils invitent à un pèlerinage virtuel. L’expérience est intensifiée par le parcours ludique dans la mesure où le joueur ou la joueuse devient spectateur·trice privilégié·e des événements lourds de sens sacré qui se déroulent devant ses yeux.
De la sorte, si ces jeux ne présentent aucune innovation d’un point de vue vidéoludique, ils innovent d’un point de vue chrétien par leur invitation à être dans la peau d’un spectateur direct de la vie de Jésus. À notre connaissance, sur la centaine de jeux dits chrétiens recensés, ils sont les seuls à proposer ce type d’expérience. L’écrasante majorité des autres sont des rhabillages de jeux laïques sous fond biblique, des Quizz bibliques ou encore des jeux d’aventure visant à valoriser la foi. Finalement, malgré leurs défauts procéduraux et leur faible niveau d’immersion ludique, Journey of Jesus comme Airship Genesis répondent à une demande chrétienne contemporaine en permettant de transfigurer le loisir en dévotion.
Ophélie Bodart et Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).