Mardi 23 avril 2024
mercredi 21 octobre 2020

Des femmes pasteures : un long chemin vers l’émancipation

En Suède, le nombre de femmes pasteures vient de dépasser celui de leurs homologues masculins. Elles représentent désormais 50,1 % des prêtres de l’Église luthérienne suédoise, la plus importante au monde. Cette nouvelle peut paraître anecdotique, mais elle revêt aussi un caractère symbolique important. Ce qui était de l’ordre de l’exception et faisait encore l’objet de controverses il y a quelques décennies, est devenu la règle en 2020. La majorité a changé de camp, ou plutôt de sexe. C’est l’occasion de retracer l’histoire de l’accès des femmes à l’ordination dans les différentes Églises protestantes, et aussi de nous interroger sur le contraste de plus en plus affirmé avec un clergé catholique exclusivement masculin. 

Le chemin des femmes protestantes vers l’émancipation fut long et semé d’embûches. Elles n’ont accès aux fonctions pastorale et épiscopale que depuis quelques décennies. En Suède, elles ont obtenu le droit de prêcher au sein de l’Église luthérienne en 1958. L’Église réformée de France les y a autorisées officiellement en 1965. Auparavant, des situations de pénurie facilitèrent l’emploi de femmes pasteures, mais toujours de manière provisoire — ainsi, en Alsace-Lorraine, dans les années 1920 ou dans le Sud de la France après la Seconde Guerre mondiale. Dès le début du XXe siècle, des étudiantes pouvaient fréquenter les facultés de théologie de Zurich et Marbourg, puis Neuchâtel, Strasbourg et Genève. Mais leurs carrières ultérieures dans les Églises luthériennes et réformées s’arrêtèrent à des statuts intermédiaires, comme assistantes de paroisse ou vicaires. 

Dans les années 1970 et 1980 encore, les pasteures étaient peu nombreuses à travers le monde. Elles étaient citées en exemple pour souligner le progressisme protestant, en contraste avec le refus catégorique de l’Église catholique d’admettre des femmes au sacerdoce. Mais, en réalité, leur poids et leur influence restaient faibles. L’Église d’Angleterre, dont le « Supreme Governor » était pourtant une femme (la reine Elizabeth II), n’autorisa leur ordination qu’en 1992, avec une première application pratique en 1994. D’autres Églises membres de la Communion anglicane avaient franchi le pas bien plus tôt, telles les Églises épiscopaliennes de Hong Kong (1971), du Canada (1975), des États-Unis et de Nouvelle-Zélande (1976). 

L’accès des femmes aux postes d’influence dans la hiérarchie ecclésiastique fut encore plus tardif. En 1980, l’Église baptiste des États-Unis élut une femme évêque (Marjorie Matthews), mais il fallut attendre les années 1990 pour voir la représentation féminine s’implanter et s’accroître dans les épiscopats luthériens, épiscopaliens et anglican. Le monde réformé, qui ne connaît pas la fonction d’évêque et privilégie des formes de gestion « bottom up », était à l’avant-garde du mouvement : Thérèse Klipffel présida l’Église réformée d’Alsace et de Lorraine entre 1982 et 1988 ; Jane Douglas Dempsey, professeur à la Faculté de Théologie de Princeton, fut élue présidente de l’Alliance réformée mondiale en 1990. De nos jours, la présence de femmes évêques, voire de femmes prêtres, pose encore question dans bien des structures plus conservatrices, notamment dans la frange anglo-catholique de la Church of England, qui cherche le rapprochement avec Rome, ou encore dans certaines Églises membres de la Communion anglicane moins enclines à défendre l’égalité des genres. 

D’un point de vue théologique, l’ordination des femmes peut être considérée comme un effet indirect de la doctrine du « sacerdoce universel », qui est au centre de la Réforme protestante et de ses visions ecclésiologiques depuis le XVIe siècle. Si « tous les hommes sont prêtres », comme l’affirmaient les réformateurs, pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas l’être, elles aussi ? La fonction pastorale n’a rien de surnaturel et le pasteur est un humain comme les autres, investi seulement d’une charge particulière au service de la communauté. Ce fondement théorique sous-tend et justifie toutes les avancées du XXe siècle en matière d’accès des femmes aux fonctions pastorales. Mais il a dû triompher d’interdits séculaires et de préjugés tenaces. 

L’histoire du protestantisme met souvent en évidence les apports des différents courants de la Réforme à l’émancipation féminine. Si cette vision n’est pas fausse, elle occulte les fondements misogynes hérités du christianisme antique et médiéval. Pour les réformateurs, tous les chrétiens devaient avoir libre accès aux textes sacrés, y compris les chrétiennes. Ainsi, à l’époque moderne, il n’y avait pas de littérature spécifique pour l’édification du public protestant féminin, en contraste avec le monde catholique. Or, en réalité, tant Martin Luther que Jean Calvin doutaient des capacités des femmes à comprendre et interpréter la Bible. Aux XVIe et XVIIe siècles, il y eut bien quelques figures de prédicantes, notamment dans les communautés persécutées, mais leur rôle était plutôt marginal. Si ces cas isolés peuvent être considérés comme les lointains ancêtres des pasteures actuelles, il ne faut pas oublier que leur exemple a mis des siècles avant de s’imposer, d’abord comme une éventualité, puis comme une nouvelle normalité.

Pendant longtemps, le modèle féminin par excellence fut celui de la martyre, morte pour la défense et la promotion de sa foi. Mais la vraie « femme idéale » du protestantisme était l’épouse du pasteur, et de manière plus générale, la mère de famille. Ici, il nous faut relever un paradoxe important. Certes, les Églises protestantes valorisaient la femme comme membre à part entière de la communauté et de la société. Elles dépassaient la célébration traditionnelle de la Vierge, de la bonne sœur et de la sainte, en reconnaissant aux femmes un rôle important dans l’éducation, bref dans la transmission des savoirs et des valeurs. Mais en exacerbant son statut d’épouse pieuse et de mère aimante, en opposition au père de famille sévère et distant, elles renforcèrent la division des tâches familiales selon des critères genrés. 

À partir de la fin du XIXe siècle, les vagues successives de féminisme remirent en question cette réduction du rôle des femmes à la sphère domestique. Les protestantes jouèrent un rôle déterminant dans ces mouvements d’émancipation politique et socio-économique. Leurs Églises les soutenaient souvent dans leurs combats, tout en insistant sur la complémentarité nécessaire des sexes et en mettant en place des barrières éthiques, par exemple face à la question de l’avortement. La valorisation de la « sainte famille », si ancrée dans le protestantisme depuis le XVIe siècle, ne put empêcher l’accès des protestantes à l’égalité, y compris dans le domaine du sacerdoce, alors que le catholicisme brandissait le même idéal pour maintenir les femmes dans leur état d’infériorité et d’inégalité.  

Le nombre croissant de femmes pasteures est un signe parmi d’autres des rapports complexes mais bien réels entre protestantisme et revendications féminines ou féministes. Ces liens se sont beaucoup renforcés au courant du XXe siècle, mais ils s’enracinent dans les origines de la Réforme. L’histoire de l’émancipation des protestantes ne peut être comprise sans une réflexion approfondie sur des concepts théologiques comme celui du « sacerdoce universel ». Alors oui… Elle peut donner courage aux femmes catholiques qui revendiquent une place plus importante au sein de leur Église. Mais ces dernières doivent tenir compte du fait que la conception romaine du sacerdoce est à mille lieux de celle des Églises protestantes. Les obstacles doctrinaux qui empêchent l’ordination des femmes y sont bien plus difficiles à surmonter, pour ne pas dire insurmontables, tant que le statut du prêtre, homme « élu » de Dieu, consacré et « à part », restera inchangé.  

Monique Weis (Université libre de Bruxelles).

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