Dimanche 22 décembre 2024
lundi 26 avril 2021

De la théologie au dialogue des religions et à l’éthique planétaire : à l’occasion de la mort de Hans Küng (1928-2021)

Hans Küng, un théologien suisse mondialement connu, est décédé le 6 avril 2021 à Tübingen, dans cette ville universitaire allemande si étroitement liée à une carrière exceptionnelle qui a commencé en 1960 avec la nomination de Küng comme professeur de théologie fondamentale, à l’âge de trente-deux ans. Certains le considèrent surtout comme un rebelle dans une Église catholique qui lui a retiré la missio canonica (l’autorisation d’enseigner la théologie) en décembre 1979. D’autres retiennent plutôt le travail d’un intellectuel qui a développé le projet d’une éthique planétaire depuis 1990. L’œuvre polyvalente de cet auteur prolifique restera disponible pour celles et ceux qui souhaitent l’étudier dans les vingt-quatre volumes d’une édition complète en allemand, ou les traductions de la majorité de ses livres dans de multiples langues.

Hans Küng est né en 1928 à Sursee, une petite commune dans le canton de Lucerne. Le jeune homme se passionne pour la philosophie et la théologie et rêve d’avoir la meilleure formation possible dans un style assez classique. C’est bien ce qu’il trouve à l’Université grégorienne à Rome entre 1948 et 1955 : trois ans de philosophie et quatre ans de théologie. Ordonné prêtre à la basilique Saint-Pierre de Rome pour le diocèse de Bâle, il dit de ces années qu’il ne mettait pas en question l’autorité de l’institution ecclésiale malgré le fait d’avoir été attiré très tôt par la théologie protestante. Il commence à lire Karl Barth sur lequel il rédige une thèse de doctorat soutenue à l’Institut catholique de Paris en 1957. 

Comme prêtre diocésain, il travaille dans la pastorale à Lucerne jusqu’en 1959, l’année de sa nomination comme assistant en théologie systématique à l’Université de Münster. Avec la publication de sa thèse magistrale sur la théologie de la justification chez Barth, il est déjà une vedette qui réussit brillement le concours pour le poste de professeur ordinaire à Tübingen – malgré son manque d’expérience dans l’enseignement et la recherche et malgré le fait de ne pas avoir publié un deuxième livre (une thèse d’habilitation comme qualification postdoctorale) selon les coutumes du système universitaire allemand. La lecture novatrice de l’œuvre de Barth suggère la possibilité d’une réconciliation entre protestants et catholiques parce que le dissensus confessionnel sur la justification de l’homme par Dieu, un des points de départ de la Réforme luthérienne, devrait à ses yeux être surmontable théologiquement.

Tübingen accueille Hans Küng comme un surdoué qui attire dès le début de son professorat des étudiant.e.s de l’ensemble du monde germanophone et de l’étranger. Les centres d’intérêt sont la réflexion sur l’Église dans une contexte œcuménique qui permet d’aborder aussi des thèmes sensibles dans le monde catholique : la mise en question du célibat obligatoire des prêtres, le manque de démocratie interne dans une structure pyramidale et le problème de la discrimination des femmes. L’ambiance dynamique est marquée par l’annonce d’un concile par le pape Jean XXIII en 1959. 

Le concile Vatican II, ce grand événement d’aggionamento (l’ouverture au monde moderne), a lieu de 1962 à 1965. Hans Küng est associé aux travaux préparatoires et participe au concile comme expert théologique. Ce statut contribue à sa notoriété internationale, toujours dans un esprit de loyauté et encouragé à l’époque par une volonté de réforme de la part de l’institution. Parallèlement au concile, il continue son engagement à Tübingen, crée l’Institut d’Études œcuméniques et fait venir à la faculté un autre théologien très connu de sa génération : Josef Ratzinger. Ce duo représente les contradictions du catholicisme postconciliaire. 

Tandis que Hans Küng écrit des livres critiques sur l’ecclésiologie (1967) et notamment sur l’infaillibilité du pape (1970), Josef Ratzinger n’est pas à l’aise dans ce climat très particulier de débat et de révolte étudiante. Il quitte Tübingen pour une chaire à l’Université de Ratisbonne, récemment ouverte en Bavière. Les deux collègues deviennent des antagonistes et représentent respectivement le courant libéral et le courant conservateur d’un catholicisme qui a du mal à trouver pleinement sa place dans le monde moderne. Tandis que Hans Küng publie dans la revue internationale de théologie Concilium (il fait partie de l’équipe des fondateurs en 1965), Ratzinger se tourne vers Communio, la revue rivale moins contestataire créée en 1972.

La Congrégation pour la Doctrine de la Foi (qui a succédé à l’Inquisition) s’intéresse à Hans Küng déjà depuis sa thèse de doctorat, considérée comme peu orthodoxe, et se sent définitivement provoquée par la mise en question de l’infaillibilité du magistère papal. Le conflit avec Rome fera de plus en plus partie de l’image de marque de Hans Küng, lequel n’a pas peur de la confrontation et critique le manque de transparence dans les accusations graves qui sont portées. 

Les années 1970 sont consacrés à la rédaction de deux des ouvrages peut-être les plus importants de l’auteur : Être chrétien (1974), sur la possibilité d’être croyant sans renoncer à la rationalité scientifique, et Dieu existe-t-il ? (1978), une reconstruction des arguments formulés par la critique de la religion. Ces deux livres fondamentaux, des bestsellers internationaux, se situent loin des polémiques déclenchées autour de 1970. Le coup de tonnerre vient avec la décision romaine communiquée par l’évêque du lieu en décembre 1979 : Hans Küng n’est plus autorisé à enseigner la théologie catholique à l’université. Il reste prêtre mais perd son poste de professeur à la faculté.

Selon les règles du système concordataire allemand, la direction de l’Université de Tübingen doit se plier à cette décision sur le plan disciplinaire et en conformité avec les normes spécifiques pour une faculté de théologie. Mais le rectorat et le gouvernement du Land du Bade-Wurtemberg ne laissent pas tomber le professeur. Après quatre mois de négociation, l’Institut d’Études œcuméniques créé par Hans Küng est établi comme un institut extra-facultaire sous la responsabilité immédiate du rectorat. Celui qui aurait dû se retrouver sans emploi comme théologien se voit paradoxalement promu à un statut nettement plus confortable : avec la plus grande liberté académique qui lui permet maintenant de définir son propre agenda, indépendamment de toute surveillance par le Vatican. 

Hans Küng entre dans une phase extrêmement productive de sa vie avec un engagement interdisciplinaire dans des programmes du studium generale de son Université — des cours ouverts au public de toutes les facultés, avec son ami Walter Jens, professeur de rhétorique. Y sont proposés des programmes sur « religion et littérature » et « religion et science », avec l’étude des grandes religions du monde et finalement avec ce qui devient à partir de 1990 le projet Weltethos (éthique mondiale) qui permet encore un autre degré de rayonnement intellectuel et médiatique. « Pas de paix dans le monde sans la paix entre les religions » devient le slogan de ce programme qui se situe dans le cadre des transformations géopolitiques après 1989 et anticipe des défis dans un monde déchiré après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

Le Vatican, qui aurait voulu faire taire le théologien rebelle, n’avait pas pensé à la ruse dialectique d’une marginalisation qui peut libérer d’autres énergies. La présence dans le dialogue interreligieux et l’élaboration d’un modèle d’éthique universelle ont mis Tübingen encore autrement sur la carte du monde. Beaucoup de responsables politiques et de leaders religieux ont accepté d’intervenir dans des colloques et cycles de conférences. Kofi Annan, Tony Blair, Helmut Schmidt et Desmond Tutu font partie de la longue liste des visiteurs prestigieux du programme créé par Hans Küng.

Pendant tout ce temps, Josef Ratzinger, l’ancien collègue de Hans Küng, poursuit l’autre voie. Après les années d’enseignement à Ratisbonne, il devient archevêque à Munich, cardinal, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et puis le pape Benoît XVI. Les choix de ces deux hommes, si proches au début de leurs carrières, n’auraient pas pu être plus différents. Josef Ratzinger a joué son rôle dans la confirmation de l’attitude hostile de Jean Paul II à l’égard de Hans Küng. Ce n’est qu’avec le pontificat de François que Hans Küng a commencé à trouver sa paix avec une institution qui lui a pourtant toujours refusé une réhabilitation formelle. 

Les positions de Hans Küng qui avaient mené à la confrontation en 1979 sont aujourd’hui partagées par la majorité des théologiens et des théologiennes catholiques, sans craindre de sanctions. Mais si jamais une politique d’inquisition et de condamnation était de retour, le cadre juridique n’aurait pas radicalement changé. Cela implique évidemment la question délicate du statut d’une faculté de théologie dans une université publique qui a sauvé un individu sans avoir eu les moyens d’intervenir dans un règlement canonique défavorable à la liberté de pensée et à l’esprit critique.

Hans Küng a formulé une ultime provocation sur le plan éthique dans un livre en 1995 : l’hypothèse d’un suicide assisté en cas de souffrance insupportable. Atteint par la maladie de Parkinson et d’autres faiblesses physiques, Hans Küng s’est retiré de plus en plus de la vie publique pendant les dernières années de sa vie, après avoir achevé le dernier des vingt-quatre volumes de ses œuvres complètes. Il s’est endormi paisiblement dans sa maison de Tübingen, à l’âge de 93 ans. 

Malgré les restrictions sanitaires à cause du COVID-19, la cérémonie d’adieux du 16 avril 2021 à l’église St Jean à Tübingen est devenue un événement mondial diffusé en direct par la télévision et sur Internet. Les allocutions du ministre-président du Land, du bourgmestre de Tübingen, du recteur de l’Université et du président de la fondation Weltethos ont souligné le parcours exemplaire d’un homme qui a inspiré des gens dans le monde entier. Il n’y avait pas un seul représentant officiel de l’Église catholique pour se joindre à cet hommage.

Rédigées dans un style accessible, les nombreuses publications de Hans Küng ont parfois été critiquées à cause d’une certaine superficialité. Quand un auteur touche à tant de domaines différents, il doit souvent renoncer aux nuances et à un travail en profondeur. Caricaturé comme une sorte de magistère alternatif, ce théologien a milité pour un catholicisme compatible avec la modernité et contre l’hypocrisie d’une structure cléricale en contradiction avec l’humanité de Jésus de Nazareth. Selon Hans Küng, les expressions pratiques des religions sont nettement moins éloignées les unes des autres que leurs constructions dogmatiques et identitaires. Il a démontré les potentiels d’une théologie éclairée dans les limites des structures de pouvoir et avec la liberté d’un citoyen du monde, ambassadeur polyglotte de sa Suisse natale.

Walter Lesch (UCLouvain).

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