La présence des autorités politiques n’a rien d’inédit ni de surprenant. La figure de Simon Kimbangu et le kimbanguisme occupent au sein de la société congolaise une place considérable, que reconnaissent les pouvoirs politiques. Ainsi, Joseph Kabila avait octroyé à Simon Kimbangu, à titre posthume, le « Grand Cordon de l’ordre national ‘héros nationaux’ Kabila-Lumumba ». Il l’avait fait le 29 juin 2010, c’est-à-dire la veille des festivités du cinquantenaire de l’Indépendance du Congo.
Il avait aussi favorisé la démarche de révision qui, en juillet 2011, avait invalidé le procès fait à Simon Kimbangu en 1921. Et en personne, il avait tenu à patronner la Conférence internationale Simon Kimbangu qui rassembla en juillet 2011, des universitaires et des chercheurs indépendants de plusieurs continents. Les kimbanguistes identifiaient même Joseph Kabila à l’homme providentiel dont parlait une prophétie attribuée à Kimbangu et y voyaient, à l’époque, une attestation du sens théologico-politique de l’Histoire.
La position de l’Église, son apolitisme déclaré, s’éclaire d’une remontée historique à l’époque coloniale. C’est en effet en 1887 à Nkamba, un village de l’actuel Kongo Central, que naquit Simon Kimbangu. Son éducation scolaire se déroula dans la mission protestante « Wathen » de la londonienne Baptist Missionary Society, installée à Ngombe Lutete, non loin de Nkamba. Dès le 6 avril 1921, la nouvelle se répandit qu’il accomplissait des miracles, tels que des guérisons et des résurrections. Kimbangu s’érigeait contre la sorcellerie et déclarait agir sous la force du Mpeve, de l’Esprit.
En outre, interprétant la Bible, il prophétisait le renversement, sur un mode non-violent, de l’ordre colonial : « Les Noirs, annonçait-il, deviendront blancs et les Blancs deviendront noirs ». Et devant un administrateur territorial belge envoyé à Nkamba pour l’observer de près, il évoqua le combat de David contre Goliath. Ses fidèles virent en lui un ngunza, un prophète, et bientôt un mvuluzi, un sauveur. Pour le rejoindre à Nkamba, des pèlerins venus en masse de tout le Bas-Congo et de Léopoldville (l’actuelle Kinshasa) désertèrent massivement leurs missions et leurs lieux de travail.
Aussi Kimbangu fut-il accusé par les coloniaux d’incitation à la xénophobie et à l’incivisme, ainsi que d’atteinte à l’ordre public. Il fut même désigné comme l’instrument d’un complot protestant, anglo-saxon, et communiste contre la sûreté de l’État. Les choses se précipitèrent. Arrêté le 12 septembre 1921, traduit devant un Conseil de guerre sans bénéficier de l’assistance d’un avocat, Simon Kimbangu fut condamné à la peine de mort. Cette dernière fut commuée par le roi Albert Ier en servitude pénale à perpétuité.
Et en effet, durant trente années, Kimbangu demeura détenu à la prison d’Élisabethville (l’actuelle Lubumbashi), éloigné des siens, jusqu’à sa mort en 1951. Dans son livre La Passion de Simon Kimbangu, publié en 1959, l’avocat Jules Chomé qualifie le jugement du Conseil de guerre et la condamnation de Kimbangu à la peine capitale, de « monstruosité juridique ».
En même temps que l’arrestation de Simon Kimbangu et l’interdiction de son mouvement, la répression frappa les kimbanguistes. Dès 1922, un grand nombre d’entre eux furent arrêtés et déportés dans des « camps de relégation », puis dans des « colonies agricoles pour relégués dangereux » (CARD). On les y contraignit au travail forcé sous surveillance militaire. Toutefois, malgré la répression, le mouvement se maintint dans la clandestinité. Davantage, il s’étendit chez les Bakongo du Congo français et portugais. Ainsi le kimbanguisme se répandit-il et se diversifia-t-il en divers mouvements organisés, qualifiés de ngunzistes, prophétiques et apocalyptiques.
Après la mort de Simon Kimbangu en 1951, certains de ses proches (dont l’un de ses fils) refondèrent le noyau dur du mouvement, qu’ils baptisèrent Kintwadi (« union » et « travail en commun »). Ils étaient animés par la volonté d’arracher aux autorités qu’elles « tolèrent » le mouvement. Leur entreprise se revendiquait de textes légaux : la Déclaration des Droits de l’Homme, la Constitution belge, la Charte coloniale. Occupant le Stade Baudouin, ils se rangèrent derrière cette alternative : « La tolérance ou la mort ».
C’est en 1957 que le Kintwadi déclara officiellement son apolitisme. Il le formula dans un texte « Mise au point sur le kimbanguisme ». Sans doute le kimbanguisme visait-il ainsi à se dépouiller de l’apparence politique qui lui avait valu près de quarante ans de répression. Mais il ne faut pas se le dissimuler, sa déclaration d’apolitisme répondait aussi à une exigence de l’administration coloniale belge ; il constituait une condition posée par cette dernière.
Le mouvement fut alors toléré, en 1957, et son interdiction pleinement levée le 24 décembre 1959. Il se constitua en Église en 1958 : l’EJCSK, l’« Église de Jésus-Christ sur terre par le prophète Simon Kimbangu ». Sur son apolitisme, la première Constitution de l’EJCSK est formelle : « L’E.J.C.S.K. se garde de toute tendance à caractère politique incompatible avec le rôle exclusivement spirituel qu’elle entend jouer au sein de l’humanité ».
L’institution prit bientôt une forme dynastique, le fils cadet de Kimbangu, Joseph Diangienda, en devenant « le chef spirituel ». Lorsqu’il mourut en 1992, c’est son frère, Salomon Dialungana, qui lui succéda ; puis, à la mort de celui-ci, en 2001, Simon Kimbangu Kiangani, l’aîné des petits-fils de Kimbangu. En 1969, l’EJCSK fut admise au Conseil œcuménique des Églises. Avec les Églises catholique et protestante, elle fut reconnue en 1971 par le président Mobutu comme l’une des trois seules Églises officielles du Zaïre.
Au lendemain de l’Indépendance, le souci de l’apolitisme continua de s’affirmer. Dans les statuts de l’EJCSK du 5 mars 1960 (art. 9, II, a), il est clairement exigé des adeptes « de respecter les autorités (Épître de Paul aux Romains, 13 : 1-3). Que toute personne soit soumise aux autorités, car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu ».
L’institution kimbanguiste a noué des liens avec le pouvoir mobutiste, puis avec celui de Joseph Kabila ; et l’actualité récente semblerait témoigner d’une proximité avec le président Tshisekedi. Mais il importe de nuancer. Il convient de le préciser, l’apolitisme institutionnel et la « soumission aux autorités » n’entraînent pas un pur et simple retrait du politique. Ils n’interdisent pas aux fidèles des engagements politiques individuels. Ces engagements sont fréquents et diversifiés. Certes, en dernière instance, dans la perspective que commande la doctrine kimbanguiste, les engagements politiques effectifs restent marqués du sceau du provisoire en regard de la réalisation effective du royaume de Dieu.
Depuis les années 1990, l’Église a pris de plus en plus ouvertement une tournure qui lui est propre. Cette spécification culmine avec l’identification à l’Esprit Saint, non seulement de Simon Kimbangu et de Joseph Diangienda, mais aussi du chef spirituel actuel, Simon Kimbangu Kiangani. De la sorte, le « prophète d’église » s’est mué officiellement en un « prophète divinisé ». Le tournant n’est pas anodin : cette nouvelle forme de prophétisme singularise l’Église kimbanguiste à l’intérieur du champ religieux congolais.
L’eschatologie kimbanguiste s’inscrit elle-même dans un projet de caractère théologico-politique : c’est à Kimbangu, l’Esprit Saint, et c’est aux « Africains », et plus spécifiquement aux kimbanguistes, que Jésus-Christ aurait remis le Royaume de Dieu. Kimbangu en serait « le roi ». Autour de Kimbangu et du kimbanguisme, toutes les nations du monde seraient amenées à se rassembler. C’est d’ailleurs dans la cité sainte de Nkamba, considérée comme l’ombilic du monde, que ce rassemblement s’accomplirait. Nkamba, le village natal de Kimbangu, serait le lieu de la fin des temps ; et il le serait précisément parce qu’il fut celui de l’origine : les kimbanguistes partagent la croyance qu’Adam fut formé du limon de Nkamba.
En fait, pour les kimbanguistes, Nkamba correspond à autre chose qu’une attente eschatologique, puisqu’elle concrétiserait d’ores et déjà, quoique de manière encore invisible, la réalisation du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu y serait descendu lors de la construction du temple en 1981. Or, cette conviction n’est pas sans comporter de possibles conséquences politiques. Elle entraîne l’idée d’une extraterritorialité de Nkamba. Laquelle, à son tour, supporte souvent la revendication kimbanguiste que soit conféré à Nkamba le statut d’une cité voire, à la manière du Vatican, d’un État autonome.
Les prophéties de Kimbangu relatives au renversement de l’ordre colonial étaient-elles à prendre au sens littéral ? Elles ont en tout cas contribué à une prise de conscience politique accrue. En ce sens, Simon Kimbangu est considéré au Congo comme une figure historique majeure de la lutte anticoloniale. Le mouvement kimbanguiste qui allait se constituer en Église s’est voulu, après la mort de Kimbangu, et a continué de se vouloir, après l’Indépendance, apolitique. Son apolitisme n’empêche pas, il est vrai, l’adhésion individuelle de ses membres aux partis politiques. Mais il suppose que l’institution kimbanguiste respecte les autorités politiques en place. C’est que, selon le projet théologico-politique kimbanguiste dont il se réclame, le véritable Royaume serait incommensurable avec la réalité politique présente.
Anne Mélice (Haute École Bruxelles-Brabant).