Cependant, quiconque s'intéresse de près aux États-Unis, au-delà des stéréotypes, ne peut que constater que le travail est la colonne vertébrale de l'American Way of Life. Le travail et l'argent qui y est associé. Le travail comme moyen de survie et comme porte d'accès à la société de consommation, mais aussi le travail comme instrument de promotion sociale et d'épanouissement personnel. L'argent comme récompense du travail et aussi comme preuve du mérite au travail. Cette philosophie de vie, qui est à la fois une conséquence et le fondement même du système du libéralisme économique, doit certainement beaucoup aux conceptions religieuses des premiers colons américains et des Pères fondateurs des États-Unis. Or, ceux-ci étaient pour la plupart des dissidents anglais et écossais, Puritains ou Quakers, qui fuyaient les brimades de la part d'un protestantisme mainstream beaucoup plus institutionnalisé. À ses origines, la société américaine a donc été façonnée, ou du moins fortement inspirée, par les croyances et les valeurs des adeptes d'un protestantisme purifié et radical, dont une des principales préoccupations était la question de la grâce divine, du salut individuel et de la prédestination.
Les considérations classiques du sociologue allemand Max Weber sur les liens étroits entre protestantisme et capitalisme (L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1905) ont fait couler beaucoup d'encre et suscité de nombreuses critiques, souvent fondées. Il est indubitable que les thèses de Weber ne valent pas de la même manière pour tous les types de protestantismes. En fait, elles s'avèrent surtout intéressantes pour l'étude du capitalisme tel qu'il s'est développé aux États-Unis. Elles nous livrent en quelque sorte la clé qui permet de mieux comprendre le rôle essentiel joué par le travail personnel d'une part, et par sa juste récompense d'autre part, dans le libéralisme économique à l'américaine.
En effet, Max Weber a démontré que le protestantisme d'obédience puritaine s'enracine dans une forte légitimation religieuse du travail. Calvin avait déjà condamné les oisifs comme des parasites : à ses yeux, ne pas travailler revient à ne pas rendre hommage à Dieu ; gagner de l'argent n'est pas un mal en soi, du moment que ces gains sont bien utilisés. Les courants de la Réforme radicale, dont le puritanisme et le quakerisme qui ont tant contribué à la fondation des États-Unis et à leur émergence comme puissance économique, devaient approfondir cette idée. Ils ont fait de la notion de métier (Beruf), associée à celle de vocation (Berufung), le socle de leur éthique sociale. Selon eux, le bon chrétien sert Dieu en exerçant le métier auquel il a été appelé ; si son travail lui apporte des richesses, il doit considérer celles-ci comme un signe d'élection, comme la manifestation ici-bas de la grâce divine.
Cette manière protestante de concevoir la réussite économique a certainement influencé le rapport des Américains à l'argent. Mais le facteur religieux n'est pas le seul qui permette d'expliquer les comportements complexes qui fondent le libéralisme à l'américaine. D'autres éléments se sont ajoutés et intégrés à l'influence puritaine et quaker au fil des siècles. C’est notamment le cas de l'utilitarisme, qui est un héritage indirect des Lumières — avant tout des Lumières protestantes, il faut bien le reconnaître). Ce pragmatisme poussé à l'extrême s'incarne à merveille dans la célèbre formule attribuée à Benjamin Franklin, un des pères fondateurs des États-Unis : Don't forget that Time is Money. N'oubliez jamais que le Temps c'est de l'Argent. En d'autres termes : il ne faut pas considérer la richesse comme un acquis mais comme un pari sur l'avenir. Une fortune ou une success story à l'américaine ne peut jamais être statique, mais doit plutôt être en constante évolution. Le renouveau et l'invention, c'est-à-dire l'investissement, plutôt que la thésaurisation. Sans doute, pour donner à Dieu l'occasion de manifester sa grâce, encore et encore...
Si l'association entre le libéralisme économique et le protestantisme est donc bien réelle, il ne faut pas l'exagérer au point de négliger d'autres types d'influence. Cela vaut d'ailleurs pour toutes les tentatives d'analyse des attitudes économiques contemporaines. Un article récemment paru dans le Corriere della Serra (et republié par le Courrier international n°1141, en septembre 2012) peut servir de bon – ou plutôt de mauvais – exemple. Le journaliste Massimo Franco y explique que la crise de l'euro a engendré « une nouvelle guerre de religion » en Europe. Cette guerre financière, politique et morale opposerait le Sud catholique qui n'a pas peur de surconsommer et de s'endetter, au Nord protestant qui préconise partout l'austérité et la rigueur sur un ton moralisateur, en culpabilisant au nom de la "vertu" économique ses voisins "pécheurs" parce que trop dépensiers. Il s'agit là d'une grille de lecture ancrée dans de vieux clichés produits et entretenus par la rivalité séculaire entre le Nord et le Sud, le protestantisme et le catholicisme. Elle demande elle aussi à être relativisée, comme tant d'autres idées reçues concernant la religion et ses liens avec l'économie.
Monique Weis (ULB).
(Cet article a d'abord été publié dans une version abrégée par Salut & Fraternité, revue du Centre d'Action laïque de Liège, dossier sur L'humain face à la domination de l'économie, n°78, juillet 2012, p. 9. www.calliege.be/book/sf78/)