En Belgique, la gestion des cultes reconnus est, depuis 2002, une compétence partagée entre l’Autorité fédérale et les Régions, (ainsi que, depuis 2005, la Communauté germanophone, à qui la Région wallonne a transféré l’exercice de cette compétence). À la première appartiennent la reconnaissance des cultes et de leurs organes représentatifs, ainsi que le paiement des traitements de leur personnel. Aux secondes appartiennent la reconnaissance des communautés locales et l’organisation de leur financement public.
Depuis 2002, les quatre entités fédérées concernées ont adopté de nouvelles dispositions législatives, sans toutefois modifier en profondeur l’organisation d’un financement public hérité de l’époque napoléonienne. En particulier, les communes (pour les quatre cultes reconnus dès le XIXe siècle, soit les cultes catholique, protestant, israélite et anglican) ou les provinces (pour les cultes reconnus au XXe siècle, soit les cultes islamique et orthodoxe ainsi que pour les cathédrales) sont tenues de couvrir le déficit des établissements publics de gestion des communautés locales (fabriques d’église et assimilés), de fournir un logement au ministre du culte principal et de pourvoir aux grosses réparations des bâtiments.
Pendant longtemps, le débat public autour d’une éventuelle réforme en profondeur de la matière s’est essentiellement tenu autour de l’opportunité de maintenir ou non intacts ces mécanismes de financement, qui bénéficient principalement à l’Église catholique, laquelle compte à elle seule dix fois plus d’implantations locales reconnues (les paroisses) que les autres cultes réunis. Depuis quelques années, toutefois, on a assisté à une réorientation du débat.
La crainte de la radicalisation et en particulier de la menace islamiste ont conduit les pouvoirs publics à considérer le financement public comme un instrument de la lutte contre la radicalisation et, s’agissant du culte islamique, un vecteur de promotion d’un islam dit « de Belgique » ou « des Lumières ». L’attention s’est ainsi davantage portée sur les critères de reconnaissance des communautés locales, pour y inclure des éléments relatifs au respect de la démocratie et des droits fondamentaux, les rendre plus stricts et instaurer un mécanisme de retrait de la reconnaissance qui faisait défaut à l’époque où la matière était entièrement fédérale.
La Région wallonne a adopté en mai 2017 un décret établissant de nouveaux critères de reconnaissance pour les communautés cultuelles, parmi lesquels figurent, outre une série d’exigences à caractère technique ou comptable, l’obligation de fournir pour tous les gestionnaires de la communauté et ses ministres du culte une déclaration sur l’honneur, par laquelle ils s’engagent à respecter la Constitution, la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’ensemble des législations existantes, comme ils s’engagent à ne pas collaborer à des actes contraires à ces textes ainsi qu’à déployer les efforts nécessaires afin que la communauté ne soit pas associée à des propos ou à des actes contraires à ces normes. Ces déclarations doivent pouvoir être fournies à tout moment, et les autres critères de reconnaissance doivent être observés en permanence, sous peine de retrait de la reconnaissance et donc du financement public.
En Flandre, les critères de reconnaissance des communautés avaient été une première fois établis par le gouvernement dès 2005. Outre des critères à caractère administratif, relatifs au bâtiment abritant le culte ou aux aspects financiers, la réglementation flamande exigeait une déclaration écrite par laquelle la communauté s’engageait à appliquer la législation relative à l’emploi des langues, ainsi qu’un engagement à contraindre ses ministres du culte à satisfaire à l’obligation d’intégration civique (inburgering), à écarter de la communauté (tant de ses structures que de ses locaux) les individus agissant en violation de la Constitution belge ou de la Convention européenne des Droits de l’Homme, et à ne jamais collaborer à des activités contraires à ces normes.
En 2014, le gouvernement flamand a introduit la possibilité de retirer la reconnaissance en cas de non-respect de ces critères. Constitué en octobre 2019, le gouvernement mené par Jan Jambon (N-VA/CD&V/Open VLD) a mis à son programme le renforcement des critères de reconnaissance. Dans l’accord de gouvernement flamand 2019-2024, on lit que le gouvernement s’engage à introduire des critères de reconnaissance plus stricts, notamment en ce qui concerne l’usage du néerlandais et l’interdiction du financement venu de l’étranger, et en confiant le screening des communautés candidates à la reconnaissance à un nouveau service flamand ad hoc plutôt qu’à la Sûreté de l’État, un organisme fédéral.
Le décret concrétisant cet engagement vient d’être adopté par le Parlement flamand, au terme d’un débat parlementaire tendu, qui a vu l’un des partenaires de la majorité flamande, le parti démocrate-chrétien CD&V, réclamer et obtenir un allégement de la charge administrative pour les communautés locales. Parmi les nouveaux critères de reconnaissance, on trouve en effet l’interdiction de l'ingérence et du financement étrangers, y compris l’interdiction explicite d’employer un ministre du culte ou du personnel payé directement ou indirectement par un gouvernement étranger, et l’obligation pour le personnel de satisfaire aux obligations d’inburgering.
On y retrouve également une explicitation d’un concept déjà utilisé de longue date pour justifier le financement public des cultes : l’utilité sociale. Selon le nouveau décret, cette utilité sociale se prouve non seulement en justifiant de deux cent membres (un chiffre qui est également en usage de longue date), en démontrant le soin que l’on met à entretenir le bâtiment et à organiser le culte dans de bonnes conditions, mais également en attestant des bons contacts que les représentants de la communauté entretiennent avec les autorités communales et la population voisine. L’engagement de respecter la Constitution et la Convention européenne des Droits de l’Homme se retrouve parmi les obligations auxquelles s’engagent les responsables, ainsi que celle de tout mettre en œuvre pour écarter les personnes ou les organisations qui inciteraient à la discrimination ou à la violence.
Autre innovation importante, le décret prévoit une période d’attente de quatre ans entre le dépôt de la demande de reconnaissance et la décision du gouvernement flamand ; durant cette période, la communauté candidate sera soumise à une série d’obligations et fera l’objet d’un avis provisoire à la fin de la deuxième année. Cette disposition semble indiquer que de nouvelles reconnaissances sont exclues dans l’immédiat. Toutefois, les demandes de reconnaissance introduites avant le 1er juillet 2019 pourraient être traitées selon l’ancienne procédure, qui avait été gelée par la ministre flamande des Affaires intérieures, Liesbeth Homans (N-VA), en 2017. Quant aux communautés déjà reconnues, elles disposeront d’un délai d’un an pour se mettre en règle.
Le décret prévoit effectivement la création d’une administration flamande spécifique chargée de contrôler le respect de leurs obligations par les communautés. Le personnel de cette nouvelle administration aura accès en permanence aux lieux du culte et aux bâtiments de son administration et pourra effectuer des contrôles d’identité sur les lieux. Les communautés qui ne respecteraient pas les conditions de reconnaissance pourraient se voir sanctionnées d’un retrait temporaire ou permanent du financement et/ou de la reconnaissance.
Très différent est le texte actuellement examiné par le Parlement régional bruxellois. Conformément à l’accord de gouvernement du 18 juillet 2019, le gouvernement dit Vervoort III (PS/Écolo/Défi/Groen/Open VLD/one.brussels-sp.a) a déposé un projet d’ordonnance organique de la gestion des intérêts matériels des communautés cultuelles locales reconnues qui a été adopté en commission des Affaires intérieures le 19 octobre 2021. La portée du texte est plus large que celle du décret flamand : contrairement à son homologue flamand et aux normes des autres entités fédérées, le projet bruxellois réforme les modalités du financement public. Il est vrai que, jusqu’à présent, la Région de Bruxelles-Capitale n’avait pas légiféré de façon approfondie sur cette matière.
Le texte aujourd’hui à l’examen transfère la tutelle et le financement des fabriques d’église (ainsi que des organes semblables protestants, israélites et anglicans) à la Région, niveau correspondant à la province en Flandre et en Wallonie, et auquel étaient déjà organisées les administrations des cultes islamique et orthodoxe. La fin du lien organique entre les communes et les fabriques d’église est une petite révolution. Non moins innovante est la disposition qui plafonne dorénavant les interventions, désormais régionales, en faveur des établissements de gestion du culte à 30 % des dépenses ordinaires, ou 40 % si plusieurs établissements acceptent de s’associer. Le montant de l’intervention publique pourra en outre atteindre 40 % pour un bâtiment emblématique (et un seul) par culte. En outre, les pouvoirs publics ne prendront plus automatiquement à leur charge les dépenses relatives à la rénovation des bâtiments affectés au culte.
Tout au plus, le gouvernement pourra-t-il prévoir une intervention financière extraordinaire lorsque l’établissement ne disposerait pas des moyens financiers suffisants. L’intervention en faveur du logement du ministre du culte devrait être systématiquement une indemnité financière à charge de la Région, les communes étant autorisées à transférer la propriété des presbytères qu’elles détiendraient encore aux fabriques d’église. Enfin, le projet oblige les conseils d’administration des établissements cultuels à compter en leur sein au moins un tiers de femmes (« le conseil d’administration se compose d’au moins cinq membres, dont maximum deux tiers de même sexe », est-il stipulé dans le projet).
Par ailleurs, le projet d’ordonnance bruxelloise adopte lui aussi des critères de reconnaissance pour les communautés locales, semblables à ceux qui existent en Wallonie et en Flandre. Outre les dispositions techniques, les critères prévoient une période d’attente après l’enregistrement, mais de trois ans seulement ; le respect de la législation sur l’emploi des langues et l’accueil des primo-arrivants (si cela s’applique aux ministres du culte) ; et, de façon plus succincte que le texte flamand, un engagement des administrateurs à exclure du conseil d’administration tout individu qui agirait ou inciterait à agir en violation de la Constitution, des lois belges et de la Convention européenne des Droits de l’Homme, ainsi qu’à exclure toute activité ou littérature constituant une violation de ces normes. Si le projet d’ordonnance est adopté, la communauté devra également s’engager à confier l’exercice du culte à un ministre dont le traitement est pris en charge par le SPF Justice. Le texte introduit également la possibilité d’un retrait de la reconnaissance.
Ni la Région wallonne ni la Communauté germanophone ne semblent actuellement vouloir poursuivre la réforme de la législation sur le temporel des cultes. En Région wallonne, la matière est actuellement régie pour l’essentiel par un décret adopté en mars 2014, connu sous le nom de « décret Furlan » et qui réformait les procédures de tutelle sur les établissements publics de gestion des cultes reconnus (en particulier, les fabriques d’église), et ce bien que ce décret ne devait être que la première étape d’une réforme plus large. La Communauté germanophone, quant à elle, a légiféré dès 2008, mais seulement en ce qui concerne les cultes catholique et protestant.
Les dispositions adoptées récemment en Flandre ou en passe de l’être à Bruxelles rendent plus strictes les conditions de reconnaissance des nouvelles communautés cultuelles locales. Elles s’appliqueront essentiellement au culte islamique, dont de nombreuses communautés attendent une reconnaissance, et secondairement aux cultes protestant-évangélique et orthodoxe, qui connaissent également une dynamique de croissance. Si elles s’insèrent clairement dans une stratégie de lutte contre la radicalisation, elles présentent toutefois l’inconvénient de ne pas permettre la reconnaissance, et donc le contrôle de communautés qui ne remplissent pas l’ensemble des critères, les laissant dès lors demeurer en dehors du regard des autorités.
Par ailleurs, il n’est pas établi que la radicalisation se déroule de façon significative au sein des communautés reconnues et pas dans des communautés non reconnues ou en dehors de toute structure communautaire (notamment via Internet). Cette stratégie ne s’avérera sans doute efficace qu’à la condition que la reconnaissance soit demandée par la majorité des communautés cultuelles, et qu’elles y soient incitées et soutenues dans leur processus par un organe représentatif lui-même opérationnel. La situation actuelle n’incite guère à penser que la reconnaissance de nouveaux lieux de culte, et en particulier de nouvelles mosquées, sera accélérée par l’application des nouveaux décrets.
En résumé, le changement le plus important sera apporté par la nouvelle ordonnance bruxelloise qui, si elle est adoptée conformément aux dispositions du projet, apportera pour la première fois une réforme significative de ce qu’on appelait jusqu’à il y a peu « la gestion du temporel des cultes ».
Caroline Sägesser (CRISP-ULB).