Vendredi 29 mars 2024
lundi 5 novembre 2012

La Syrie, entre Thawra et Fitna

Si le crépuscule des Assad a été annoncé bien avant le déclenchement des révolutions arabes, sa chute est loin d’être proche. Contrairement à la Tunisie ou à l’Egypte, la révolution syrienne subit une répression sanglante de la part d’un régime qui n’hésite pas à diriger son armée contre de sa propre population. Assassinats, bombardements, sièges, enlèvements, tortures, viols, propagande… tous les moyens sont bons pour endiguer la révolte et dérouter l’opinion syrienne, arabe et internationale.

Les révolutionnaires de la première heure sont qualifiés par le régime de terroristes et la propagande officielle dénonce leurs actes en les maquillant de complots revendiqués par des groupes islamistes radicaux. Les chrétiens syriens sont présentés comme victimes de la révolution et certains journalistes occidentaux relayent leurs peurs et leurs inquiétudes. Ces derniers, qui se disent « anti-impérialistes », sont issus de l’intelligentsia d’extrême-gauche ou d’extrême-droite et se positionnent en « laïcistes inconditionnels dès qu’il s’agit de la Syrie et voient des salafistes là où le régime voudrait qu’ils les voient et se lamentent sur le sort des minorités. Ainsi toute initiative de la société civile de l’opposition est effacée », comme l’a écrit Farouk Mardam-Bey (« La révolution syrienne et ses détracteurs », L’Orient Littéraire, octobre 2012). Fitna, discorde religieuse, ou Thawra, révolution populaire, le soulèvement syrien s’enlise dans une guerre civile qui s’annonce longue avec des répercussions régionales, voire internationales.

A son déclenchement en février 2011, la révolte syrienne se voulait pacifique : elle débute à Damas, mais est très vite étouffée. Un mois plus tard, les manifestations reprennent à Deraa, lorsque des adolescents se font arrêter pour avoir peint sur le mur le fameux « ash-sha’b yurîd isqât an-nizâm » (le peuple veut la chute du régime) ; un slogan principalement adressé au gouverneur de la ville envoyé par Damas. La révolte commence ainsi aux marges des grandes villes, dans un lieu connu pour sa contestation du régime des Assad, une ville-frontière à la limite du plateau du Golan et de la Jordanie, où le taux de pauvreté est très élevé et où les chefs de tribus sunnites n’ont jamais accepté la domination du clan Assad. La révolution gagne ensuite Hama, Idleb, Homs, Deyr ez Zôr, Damas… Elle est fortement réprimée par l’armée du régime qui n’hésite pas à encercler les villes, kidnapper des citoyens, lancer les chabihha — les agents de Bachar al Assad recrutés pour faire régner la terreur dans les quartiers. 

Ces pratiques militaires et policières puisent leurs racines dans l’époque de Hafez al Assad, père fondateur d’un Etat autoritaire contrôlé par un puissant service de renseignements (moukhâbarat) complètement phagocyté par le clan Assad et la minorité alaouite dont il est issu. Il pose ainsi les bases de l’exception syrienne en matière d’autoritarisme, sous couvert de progressisme socialiste baasiste. L’Etat de barbarie est né, et il a une longue vie devant lui (cf. Michel Seurat, Syrie. L’Etat de Barbarie, Paris, 2012).

La folie répressive dont le régime syrien fait montre lors de ces attaques fonctionne depuis des décennies, et Bachar Al Assad assume pleinement son héritage et sa filiation. Il suffit de revenir trente années en arrière pour se rappeler le massacre de Hama qui symbolise l'opposition historique et sanglante entre les Frères musulmans et le parti Baas, dominé par le clan alaouite des Assad — en février 1982, les troupes de l'armée syrienne réprimaient dans un bain de sang une insurrection des Frères musulmans à Hama ; pendant trois semaines, l'armée assiégea et pilonna la ville, avec un bilan très lourd, encore aujourd’hui impossible à établir mais évalué entre 10 000 et 40 000 morts. Hama n’a plus peur en 2012 et se révolte malgré la répression, comme toutes les grandes villes à majorité sunnite.

Dans ce contexte, l’Etat alaouite despotique issu d’une minorité est alors combattu par la majorité en raison notamment d’une très ancienne hostilité des sunnites à l’égard des chiites, dont les alaouites forment une secte. Mais il ne faut pas se cantonner à cette lecture réductrice souvent reprise par une certaine presse occidentale dénonçant l’axe chiite (Iran/Syrie/Hezbollah) menaçant l’ordre mondial. Il faut toujours garder à l’esprit que la société syrienne est plurielle, et que beaucoup d’alaouites et de chrétiens ont rejoint les rangs de l’opposition. Mais cette opposition syrienne est divisée, à l’intérieur comme à l’extérieur, et peine à se rassembler sous une même bannière.

Dès les premières heures de la révolution, des officiers de l’armée régulière syrienne font défection pour former l’Armée Syrienne Libre (ASL). Soutenue par le Conseil National Syrien (CNS) et par les services de différents pays occidentaux et arabes, l’ASL est la seule force armée sur le terrain à combattre l’armée régulière. Mais depuis quelques temps, d’autres groupes armés jihadistes font leur entrée sur la scène syrienne et gênent parfois l’action de l’ASL. Ils sont radicaux, se revendiquent des courants salafistes (ils n’ont souvent rien à voir avec les Frères Musulmans) et viennent d’Irak, de Libye, d’Afghanistan et parfois de Tchétchénie. On estime leur nombre à près de 10 000 et leurs opérations, qui se déroulaient dans l’ombre, se font en plein jour aujourd’hui. Instrumentalisés pendant un temps par le régime pour mener des opérations de déstabilisation au Liban et en Syrie, ils échappent à tout contrôle aujourd’hui et revendiquent haut et fort leur volonté d’instaurer un Etat islamique. Mais leur action reste aux marges de la lutte armée et leur engagement idéologique touche peu la société syrienne.

Divisée, en conflit, menacée par l’arrivée des salafistes, l’opposition ne recule cependant pas dans sa lutte pour la libération du peuple syrien. Malgré tous les efforts du régime de Bachar d’entraîner les différents acteurs dans une guerre religieuse et discréditer la Thawra au profit de la Fitna, la lutte du peuple syrien continue. A ses yeux, il n’est plus question de retourner en arrière : Bachar doit partir.

Jihane Sfeir (ULB).

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