Le scandale est suscité d’abord parce que les abus sexuels se sont produits durant un rituel qui, l’intensité des réactions le montre, demeure au cœur de l’identité catholique. Même si la pratique de la confession s’est effondrée depuis soixante ans, ce rite informe le rapport entretenu par les fidèles avec Dieu. La culpabilité, le salut et la médiation sacerdotale sont encore fondateurs de l’expérience religieuse catholique.
Cependant, les pratiques de Michel Santier montrent splendidement les transformations qui ont eu lieu. Il ne s’agissait plus seulement de se reconnaître coupable de ses péchés et d’implorer le pardon. Il s’agissait, littéralement, de se mettre à nu, vêtement par vêtement, péché par péché, les actes devant dire et réaliser la démarche spirituelle : humilié par sa dénudation, se reconnaître pécheur, totalement livré à la scrutation de Dieu. Et le pardon permettait d’être rhabillé, c’est-à-dire restauré comme créature sauvée. La symbolique mise en œuvre, qui a couvert ce qui étaient des abus sexuels, vient de la nouvelle appropriation par le catholicisme de ses Écritures saintes depuis trois-quarts de siècle. Sans la réactivation régulière d’épisodes bibliques par la proclamation liturgique (Adam et Éve honteux d’êtres nus car ayant péché, le fils prodigue rhabillé d’une robe neuve…), cette pratique est incompréhensible.
Il faut le remarquer, elle assume la chair. Après la valorisation du corps dans le jeu et le sport, entre les années 1880 et 1970, après la valorisation du corps dans la sexualité conjugale, entre les années 1970 et 2000, voici la valorisation du corps dans la vie spirituelle, que de rares aperçus (les déviances à la norme) montrent à l’œuvre depuis (au moins) le XIXesiècle. Le corps devient un moteur de la vie spirituelle. Il n’est plus le tombeau de l’âme mais une médiation du salut. L’ampleur du changement se voit en comparant l’affaire Santier à la seule pratique de mise à nu liée à la confession que l’équipe socio-historique de la Commission indépendante sur les Abus sexuels dans l’Église (Ciase) a pu découvrir. Dans les années 1950, un confesseur convainquit une fidèle d’accepter une expiation physique de ses péchés et lui fixa un rendez-vous tardif afin de la flageller. Il lui fit dénuder dos et poitrine, la fustigea puis lui imposa une fellation. Sadisme dans les années 1950, voyeurisme dans les années 1990, on peut y voir un changement du rapport au corps, désormais valorisé.
Cette paradoxale libération du corps doit être reliée à la transformation du cadre de la confession. En effet, comment s’effeuiller dans un confessionnal ? La Réforme catholique avait diffusé puis imposé l’usage de cet isoloir, notamment pour éviter que les confesseurs n’usent du rite pour obtenir des faveurs sexuelles – les autorités catholiques, quoi qu’elles aient exalté le clergé, ne se sont jamais fait d’illusion sur sa perfection. À partir du deuxième tiers du XXe siècle, l’usage en disparaît massivement, pour réduire la dimension mécanique de l’acte et favoriser un dialogue entre prêtre et fidèle. Cette dérégulation du lieu rituel a contribué à faciliter les abus sexuels, notamment dans les internats catholiques où les prêtres confessaient dans leur chambre.
Les modalités de la sanction canonique sont la deuxième dimension du scandale. Le jugement par le Saint-Siège et non par l’archevêque métropolitain relève d’une longue tradition. Le traitement par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi montre aussi combien, depuis 2001, celle-ci contrôle de près les épiscopats locaux en matière d’offenses sexuelles. Celles-ci sont d’ailleurs fort opportunes pour maintenir la tutelle romaine sur les Églises locales. Cela se fait au prix d’une inflexion fondamentale à l’aune du XXe siècle, la surveillance morale des clercs primant désormais sur la vigilance doctrinale – la réforme de la Curie en 2022 l’atteste.
De son côté, le secret conservé sur la sanction, en application des normes canoniques, montre combien la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et le pape François, qu’on voit mal avoir ignoré la décision, s’inscrivent dans la logique multiséculaire d’une revendication par l’Église de sa souveraineté juridictionnelle. Les principes de la justice canonique (instruction secrète, souci de l’honneur des accusés, recherche de l’amendement du coupable, place des victimes minorée) l’emportent sur les attentes sociales et les scandales possibles. Quant à la nécessité pour ceux qui gouvernent d’anticiper de possibles tempêtes médiatiques liées à la manière de décider et à l’usage du secret, elle reste méconnue.
Ainsi s’explique que puisse être imposée secrètement une punition alors qu’était rendu public le rapport de la Ciase. Aussi ne peut-on s’étonner des sarcastiques étonnements de la société ni des brutales réactions de catholiques, imprégnés des impératifs récents en matière judiciaire (valorisation des victimes, jugements publics) et récusant de plus en plus l’autonomie juridictionnelle de l’Église.
Enfin, les réactions à la transparence de la Conférence épiscopale de France expriment un rapport passionnel du catholicisme pratiquant à ses autorités. En effet, le communiqué distingue les évêques judiciairement accusés de non dénonciation d’agressions sexuelles, tous connus (Pican, Fort, condamnés ; Barbarin, relaxé), des évêques mis en cause pour agression sexuelle ou de comportements à connotations sexuelles, soit avant leur accès à l’épiscopat (Ricard, s’accusant ; Santier, condamné ; deux accusés connus : Lafont, et Di Falco, objet d’un classement sans suite au pénal, affaire pendante au civil), soit après leur accès l’épiscopat (Gaschignard, démissionné ; peut-être Santier).
Seuls trois noms sur onze cas sont donc inconnus : telle est la vraie révélation. Pourtant, il a été compris que onze évêques étaient coupables en tant qu’évêques. Cela explique les intenses réactions, qui laissent penser que nombre de catholiques continuent à avoir avec leur Église une relation qui n’est pas sans rappeler celle des communistes à leur parti jusque dans les années 1960 : une adhérence existentielle (et critique) à une institution, que l’expression peu socio-historique d’idolâtrie névrotique pourrait qualifier et décrire.
Dans le même temps, elles manifestent une forte focalisation sur la figure épiscopale. Si celle-ci a été modifiée par la décomposition-recomposition du catholicisme liée à Vatican II, elle n’a en rien perdu de son importance. Elle fait ainsi l’objet d’un très haut niveau d’attente, en même temps profondément travaillé par les relations plus critiques aux institutions qui traversent toute la société. Ce qui est considéré comme la faillite gouvernementale de l’évêque, spécialement en matière de gestion humaine, notamment des clercs, est ainsi de moins ne moins acceptée. Joue notamment ici le contexte de réduction de la surface sociale du catholicisme, qui se traduit par la réduction du nombre de clercs, la redistribution des fonctions et des réorganisations spatiales, ce qui n’est pas sans susciter crainte et angoisse, et donc tensions, chez les fidèles.
Ces évolutions expliquent pourquoi la gestion des violences sexuelles, une des formes actuelles du mal absolu dans les sociétés occidentales, peut susciter l’expression d’un vigoureux anti-épiscopalisme renouvelé. La mécanique du pouvoir est ici très précisément contestée, facilitant ainsi des processus de politisation interne au catholicisme, en ce sens que le fonctionnement interne de l’Institution catholique est désormais lu selon des grilles politiques importées du reste de la société. Tout devient pouvoir et domination d’un petit nombre non élu, situation insupportable en des temps se voulant démocratiques et libéraux.
Ce même niveau d’attente explique aussi que soit rendu impensable qu’un évêque, qui fut d’abord un prêtre, ait pu commettre des crimes ou des délits, ou qu’il puisse en commettre une fois ordonné. Pourtant, puisque la sélection des futurs évêques se fait sur la base des informations connues de l’autorité au moment de l’enquête, il n’y a pas de raison de s’étonner que ne soient pas exclus des prêtres dont il n’a pas encore été révélé qu’ils ont commis des agressions sexuelles. De même, la promotion hiérarchique n’est pas une garantie de perfection. C’est donc la dimension proprement institutionnelle de l’Institution, sa mécanique, qui est occultée, au moment même où la lecture de son fonctionnement et les attentes à son égard se font politiques.
Paradoxale situation, qui s’explique parce que changer radicalement le modèle institutionnel, pour l’adapter aux aspirations libérales et démocratiques reviendrait en fait à tourner le dos au modèle multitudiniste à visée universaliste, qui est celui du catholicisme, pour entrer dans une logique entièrement élective, assumant entièrement la minorisation sociale. Abandonner le monopole clérical de gestion du salut, soit faire disparaître la spécialisation fonctionnelle qui caractérise le catholicisme, nécessiterait en sus une implication individuelle des catholiques pratiquants largement supérieure à celle qui existe déjà. Et elle ne garantirait en rien la réelle démocratisation, tant on sait combien les organisations militantes, même celles qui se veulent démocratiques, ont une immédiate inclination oligarchique, pour des raisons fonctionnelles – pour être efficace, il faut des « permanents ».
Bref, les catholiques sont ainsi tiraillés entre deux aspirations peu compatibles : demeurer une organisation de type « Église », mais fonctionner selon une organisation de type « secte », pour reprendre ces classiques distinctions sociologiques. L’affaire Santier et ses suites résument donc bien le catholicisme contemporain, entrelacement complexe de strates historiques différentes et de dynamiques contemporaines que la situation de minorisation rend sans doute de plus en plus difficile à équilibrer.
Paul Airiau (professeur en classes préparatoires littéraires, fut l’un des quatre membres de l’équipe de recherches socio-historiques de la Ciase).