Vendredi 29 mars 2024
lundi 14 novembre 2022

Le shaykh Yūsuf al-Qaraḍāwī (1926-2022)

Yūsuf al-Qaraḍāwī, décédé à Doha, au Qatar, ce 26 septembre dernier, s’est voulu le représentant de al-tayyār al-wasaṭī al-islāmī [« le courant islamique médian »] ou al-islam al-mu‘tadil [« l’islam modéré, équilibré »]Il l’a présenté comme un régime nécessaire, englobant tous les aspects collectifs et individuels de la vie humaine, déterminé par une šarī‘a mu‘āiyyana [« loi religieuse spécifique »].

En 1998, sur le plateau de la chaîne de télévision al-Jazirah, a lieu un débat majeur pour saisir les divisions traversant le monde arabe majoritairement musulman. D’un côté de la table est assis Șādiq Ǧalāl al-‘Aẓm (1934-2016), universitaire polyglotte, issu d’une famille de notables syriens ; de l’autre Yūsuf al-Qaraḍāwī, savant religieux, né dans une famille modeste d’un village du delta du Nil. 

Le premier défend une anthropologie universaliste, il explique que toutes les sociétés sont établies sur des valeurs morales, il refuse de hiérarchiser les systèmes de croyance et estime que le seul régime politique garantissant l’égalité entre les êtres humains est celui fondé sur « la laïcité », définie comme le non-attachement d’un État à une religion particulière. Le second entend promouvoir une anthropologie qui distingue les musulmans des autres, il place l’islam au sommet des systèmes de croyance et de l’éthique, et il défend un régime islamique intégral qui le conduit à justifier le statut du dhimmī [« protégé » subordonné].

Comme de nombreux garçons de sa génération, Yūsuf al-Qaraḍāwī a appris à lire et à écrire en même temps qu’il a reçu une instruction religieuse. Âgé d’une douzaine d’années, il commence à Tanta un cursus qui doit le conduire aux fonctions de ‘ālim [« savant »] musulman. C’est dans cette ville qu’il entend pour la première fois Ḥasan al-Bannā (1906-1949), fondateur du mouvement des Frères musulmans. Cette rencontre exerce une empreinte décisive sur le jeune homme qui prolonge sa formation au Caire, à l’université al-Azhar. Jeune militant, il est emprisonné au plus fort de la vague de répression contre les Frères musulmans. 

Au mitan du siècle, la mobilisation contre les puissances coloniales française et britannique, l’instauration du régime nassérien, la répression des forces d’opposition, libérale, bannaïte (ceux qui se reconnaissent dans la pensée de H. al-Bannā) puis communiste, favorisent le raidissement de l’institution religieuse. Les figures qui, à l’instar du shaykh Muḥammad Yūsuf Mūsā (1899-1963), s’étaient engagées dans un processus d’ouverture critique aux sciences élaborées en Europe, et au dialogue constructif avec les intellectuels libéraux, sont marginalisées. 

L’une des personnalités montantes est le shaykh Muḥammad al-Ġazālī (1917-1996), auquel Yūsuf al-Qaraḍāwī consacrera un récit biographique. Leur ligne directrice est la suivante : au cours du siècle écoulé, les musulmans ont pratiqué la politique de « l’emprunt » ou se sont laissé imposer par les puissances de l’heure des normes, des valeurs, des pratiques, des institutions… Or, puisque l’équilibre politique et militaire est en passe d’être rétabli, et puisque les musulmans disposent d’une sharī‘a mutakāmila [« intégrale, universelle »] », il faut aussi mettre un terme à la « conquête de la pensée ».

En 1960, Yūsuf al-Qaraḍāwī publie Le licite et l’illicite en islam, un traité qui l’établit dans une position de référent religieux. Il y expose les composants d’un système binaire qui vise à intégrer tous les aspects de la vie sociale du musulman, incluant, par exemple, ce qui est autorisé ou non en matière d’imagerie figurative. Cet ouvrage, prolongé une douzaine d’années plus tard par La solution islamique, obligatoire et nécessaire, fixe le cadre concret de ce qu’il appelle « l’islam vrai », « parfait » ou du « juste milieu ». 

Émigré au Qatar en raison de sa proximité avec les Frères musulmans, il enseigne, il prêche, et il dirige un programme radiophonique puis télévisé. Il y développe sa conception de la « personnalité musulmane », de la « société islamique », de l’« État islamique », du rôle des « hommes de religion » seuls aptes à déterminer ce que sont les « prescriptions islamiques » et les « peines islamiques ». À la fin de la décennie 1970, il est chargé de l’organisation de la formation en sharī‘a et en sciences islamiques au sein de l’Université du Qatar.

Les années 1980 et 1990 sont celles de la mobilisation contre toute tentative de promouvoir un régime de séparation des pouvoirs en contexte musulman, tel que promu par les Égyptiens Farag Fūda (1945-1992) et Fu‘ād Zakariyyā (1927-2010) auquel le shaykh Qaraḍāwī s’oppose publiquement. Son essai Le Réveil islamique et les préoccupations de la patrie arabe et islamique (1997), témoigne d’une inquiétude face au processus de paix engagé par les accords israélo-palestiniens d’Oslo, confirmée l’année suivante : « L’ennemi est devenu un ami, le viol a été rendu licite, l’agression a pris une forme acceptable alors même que la patrie n’a pas été libérée, et que le réfugié n’est pas revenu sur sa terre. Al-Aqṣā est toujours détenue [par d’autres]. […] ce que nous avons appelé hier ǧihād, héroïsme et lutte est devenu aujourd’hui violence et terrorisme. » (Al-Quds/Jérusalem, affaire de tous les musulmans, 1998). 

Son influence s’étend en Algérie et en Tunisie. Mais c’est l’Europe qui apparaît comme l’espace privilégié de la da‘wa [« mission » musulmane], grâce à son insertion dans le Conseil de patronage du Centre des Études islamiques de l’Université d’Oxford, à l’appui de fédérations comme l’Union des Organisations islamiques de France, et à la création du Conseil européen de la Fatwā et des Recherches.

La fondation, en 2004, de l’Union internationale des Savants musulmans (UISM) est la consécration du savant sunnite dont le magistère se veut à la fois transnational et indépendant des institutions traditionnelles. Dans l’organe qui en dépend, al-Umma al-Wasa [« La Umma du (juste) milieu »], les musulmans sont invités à rejeter l’État fondé sur le principe de « séparation » entre le politique et le religieux. Yūsuf al-Qaraḍāwī est interdit d’entrée sur le territoire britannique à la suite des attentats de Londres de 2005, au motif que sa présence risquerait de favoriser les troubles intercommunautaires. 

En 2008, dans un contexte de développement des violences en Irak, le shaykh Qaraḍāwī publie une somme sur le jihād dans laquelle il explique que sa justification armée reste obligatoire dans trois circonstances : 1. pour libérer les territoires musulmans sous occupation coloniale, ce qui inclut la Palestine, et protéger les frontières du Dār al-Islām ; 2. pour « changer les régimes mécréants », identifiés aux « pouvoirs laïques extrémistes » ; 3. pour permettre l’achèvement de la « mission islamique » sur le monde, à condition d’en faire un « moyen » lié à des conditions, et non une « fin ».

Les « printemps arabes » de l’année 2010-2011 permettent au shaykh Qaraḍāwī d’afficher sa satisfaction devant la remise en question de régimes autoritaires dans lesquels il avait, pourtant, bénéficié d’invitations officielles – comme en Tunisie. De retour en Égypte après l’éviction de Hosni Moubarak, il applaudit la victoire électorale des Frères musulmans. Son investissement au sein d’al-Azhar bénéficie d’un appui certain, mais il suscite aussi de la réprobation. Yūsuf al-Qaraḍāwī promeut en effet un renforcement de l’islamisation du droit, il dénonce les manifestations d’opposition au pouvoir et encourage la lutte contre le gouvernement syrien avec des arguments religieux, en paraphrasant une célèbre fatwā d’Ibn Taymiyya : « Les nusayris (alaouites) sont plus mécréants que les chrétiens et les juifs. » 

Mais le soulèvement populaire, accompagné d’un coup d’État militaire en juin-juillet 2013, l’obligent à quitter le pays. Face à la répression violente conduite par le maréchal Sissi, il proclame que le soutien aux forces déchues relève du farḍ ayn [« obligation (religieuse) individuelle »] de tout musulman. Il démissionne du Haut comité des ‘ulama d’al-Azhar et, deux ans plus tard, un tribunal égyptien le condamne à la peine capitale par contumace.

À la tête, jusqu’en 2018, de l’UISM, soutenue par le Qatar et la Turquie, il conserve un rayonnement important dans les milieux bannaïtes et au-delà, mais il ne peut empêcher la constitution d’un contre-magistère sunnite : le Conseil des Sages musulmans (CSM), appuyé par l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Après avoir qualifié, en juin 2014, l’offensive de Daesh de thawra ‘ārima lil-sunna [« révolution impétueuse des sunnites »], il considère quelques semaines plus tard que la proclamation du califat en Irak est bāṭilan shar‘an[« nulle sur un plan légal »]. 

Plus fondamentalement, l’aspiration à l’avènement d’un « régime islamique » intégral se heurte aux contradictions de cette configuration avec celle d’un régime démocratique souhaité par d’autres musulmans, à l’importance – à géométrie variable – des liens de solidarité nationaux, à la diversité des revendications sociales, à la force d’États exerçant une violence répressive, à la géopolitique régionale et internationale.

Dominique Avon (École pratique des hautes Études – EPHE, Paris).

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