CVdp : Bien davantage que lors de sa précédente campagne, Trump se prévaut d’une mission religieuse, voire mystique. D’une manière très significative, après sa victoire, il a prononcé un discours dans lequel il a donné à son succès politique une dimension religieuse, invoquant la doctrine biblique de l’élection: “Many people have told me that God spared my life for a reason, and that reason was to save our country and to restore America to greatness.” Cet argument le dispensait de donner des gages sur sa foi, son implication personnelle dans une Église en particulier ou encore son respect des vertus religieuses.
C’est que, jusqu’à récemment, sa piété était très faible et son ancrage dans une Église peu visible. Quant à sa vie privée, elle est caractérisée par les divorces successifs et les liaisons adultérines. Difficile, dans ce cas, de s’affirmer comme un chrétien « modèle ». Les différents leaders religieux qui le soutiennent excusent son comportement en rappelant que tous les humains sont des pêcheurs qui travaillent à leur rédemption. Mais en fait, la question n’est pas la plus importante. Je pense qu’on se trompe en voyant dans Donald Trump un leader religieux, symbole de la conquête du pays par les chrétiens réformés.
Une récente enquête publiée par le très fiable Pew Research Center indique que la proportion d’adultes américains qui se déclarent chrétiens s’élève aujourd’hui à 62 %, un chiffre en constante diminution ces dix dernières années. Paradoxalement, le Congrès américain n’est pas à l’image de la population sur ce point. 87% des mandataires du présent Congrès se déclarent chrétien·nes. Même si ce chiffre est en décroissance constante au profit de profils issus d’autres religions, il reste très interpellant puisqu’il n’est en rien à l’image des croyances des Américains.
L’explication la plus souvent avancée par les spécialistes pour analyser ce décalage en appelle à la structure du pays. Aux États-Unis, l’État est très peu impliqué dans les services d’aide et d’assistance aux personnes. Dans ce contexte, les organisations religieuses ont toute latitude pour intervenir dans le tissu social et s’imposer comme principaux référents pour tout ce qui concerne la santé, l’aide aux démuni·es et l’assistance de type moral et pécuniaire. La religion conserve de la sorte une forte présence et un pouvoir d’influence considérable.
Il est difficile pour un·e mandataire politique de se construire un réseau relationnel et des leviers médiatiques sans l’aide des organisations religieuses, toutes orientations confondues. Donald Trump doit, lui aussi, compter sur ces leviers. Cet opportunisme n’échappe du reste pas à certain·nes chrétien·nes. Pour satisfaire cet électorat, le candidat a surtout mis l’accent sur son opposition au droit à l’IVG et à toute loi visant la « gender equality ». Ce programme minimaliste ne satisfait pas de nombreux chrétien·nes, qu’ils ou elles soient traditionalistes ou progressistes, les premières le trouvant trop timide, les secondes trop radical.
De la sorte, ce qui frappe surtout dans l’utilisation par Donald Trump des symboles religieux, ce n’est pas tant un contenu biblique ou la convergence de ses intérêts avec ceux des Églises, c’est surtout l’image de soi qu’il a construite. Il se présente en effet comme un prophète… Force est de le constater : ça marche. Comment l’expliquer ?
ED : Depuis le 20 janvier, comme beaucoup parmi nous, je me concentre sur l’événement politique et rhétorique que constitue la deuxième investiture du président Donald Trump à la Maison-Blanche. En première remarque, une ironie du sort, comme si le monde nous renvoyait le hideux visage de nos incompétences rhétoriques. En 2016, le monde entier s’est offusqué de la légèreté avec laquelle le président Trump avait « menti » en décrétant que la foule à son investiture était « historiquement nombreuse » alors que les faits le démentaient de façon évidente. Il a alors inventé le concept de post-vérité, décrétant que la Maison-Blanche disposait de faits alternatifs. En une terrifiante prophétie réalisante, cette fois, la foule était bien plus nombreuse que la première fois.
CVdp : La manière dont Donald Trump se sert du répertoire religieux pour construire son image de prophète est aussi significative de cette ère de post-vérité. Il s’agit ici d’une religion en quelque sorte complètement décontextualisée, sans rapport avec une tradition précise. L’objet du culte est le président, finalité ultime de tous les rituels. C’est très frappant lorsqu’on compare les représentations des résidents successifs de la Maison-Blanche. Reagan, Bush père et fils, Clinton, Obama et Biden se déclaraient tous croyants et chrétiens (catholique pour Biden). Ils se sont fait photographier soit dans une position de prière, soit accompagnant des dignitaires religieux. Des photos analogues existent aussi pour Donald Trump mais elles circulent beaucoup moins que celles où il prend une pose de type christique au milieu d’autorités religieuses qui l’entourent en le touchant, tel un roi thaumaturge. Le corps de cet homme prend une dimension mystique assez inédite dans les démocraties sécularisées. Depuis le « miracle » de la balle qui a sifflé à ses oreilles, ce corps devient en quelque sorte signe d’élection, argument utilisé d’ailleurs lors du discours d’investiture. Il s’agit là d’un phénomène inédit qui plonge les commentateurs dans un vrai trouble.
ED : J’ai beaucoup écouté les commentateurs. Biberonné aux analyses politiques pétries de cartésianisme et autres idéalismes, le regard de la vieille Europe sur le phénomène qui s’exhibe devant nous peine à trouver son ton. Entre condamnations complices et regards ironiques, on passe en partie à côté de certaines raisons rhétoriques (je dis bien rhétoriques : ni politiques, ni psychologiques) de l’efficacité du phénomène Trump. Est-il condamnable lorsqu’il dit que l’Âge d’Or des USA commence maintenant ? Est-il indécent de prétendre qu’il est le meilleur président que le monde n’aura jamais connu ? Ce qu’il fait là s’appelle de l’amplification et c’est le b-a-ba de tout discours qui se veut un peu efficace. « Le meilleur » est même un topos éculé de l’amplification. Je ne juge pas de la qualité littéraire ni de l’érudition des références trumpiennes. Je dis seulement que ce n’est pas sur l’amplification que nous pouvons le condamner. Amplification indigente certes, si je peux me permettre un jugement de goût, mais amplification tout de même. Et le jugement de goût ne constitue pas une analyse.
Idem sur le commentaire du décret (constitutionnel !) protégeant les immigrés que le président nouvellement élu juge « ridicule ». Politiquement et juridiquement, c’est très choquant. Intellectuellement, c’est consternant. Rhétoriquement, c’est très efficace. Sans parler de la reductio ad hitlerum que nous crions à l’unisson à propos du geste d’Elon Musk. Le milliardaire s’est même offert le luxe de juger « fatiguant » ledit commentaire…. Et a bien sûr emporté les rieurs avec lui.
Ne nous trompons pas de cible dans nos analyses. Nous avons mérité ce que nous avons sous le regard. Une nation a les prophètes qu’elle mérite.
CVdpelen : En parlant de spectacle, ce qui va être très intéressant à observer c’est la manière dont le pas de deux religion/politique va évoluer. Les accointances peuvent être dangereuses tant pour le champ politique que religieux. En se faisant objet de culte, Donald Trump évite de trop s’impliquer dans une religion et de s’aliéner les autres. Son discours d’investiture invoquait Dieu sans plus de précisions. Mais cette position floue est-elle tenable ? Pour le religieux, le jeu n’est pas sans risque non plus. Lors du Watergate, en 1972, le célèbre pasteur protestant Billy Graham se mordit les doigts d’avoir été très proche du président Nixon et de s’être en quelque sorte compromis avec lui. Mais le monde a changé et il n’est pas certain que les modalités de la séparation des sphères et des registres ne soient pas bouleversées désormais.
ED : Il me semble d’ailleurs que la réaction du président au sermon très critique prononcé par l’évêque épiscopalienne de Washington, Mariann Budde, au lendemain de son investiture, va dans ce sens. Elle l’invite à faire preuve de « pitié » pour la communauté LGBTQIA+ et celle des migrants, au nom de leur Dieu « commun ». L’intéressé a réagi ensuite en la qualifiant de « pseudo-pasteure » et en qualifiant son sermon de « méchant ». Dans cette perspective, il n’y a plus de Dieu commun entre une représentante officielle de la foi et le président élu. Et si le terme « méchant » peut paraître enfantin voire infantile, il peut aussi évoquer la notion chrétienne de méchanceté…
CVdpelen : Beaucoup de commentateurs et commentatrices parlent d’un phénomène de sidération un peu partout dans le monde face à l’arrivée à la Maison-Blanche de l’équipe de Donald Trump. Il est possible que cet embarras vienne d’une confrontation avec un nouveau régime de vérité qui nous est inconnu. Dans l’ancien monde, la non-interpénétration entre les registres publics/privés, religieux/politiques, économiques/politiques était une règle de type morale et déontologique dans les démocraties. Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, cette rationalité institutionnelle n’agit plus comme repère et horizon. Tout est dans tout. Tout est connecté. Le religieux n’est plus retranché dans une sphère autonome et s’incarne (au sens propre du terme) désormais dans des personnalités politiques. Au passage, les religions, comme les autres sphères, risquent sans doute d’y perdre en autonomie. Devenues virtuelles, elles sont englouties dans un univers où les lois de la communication priment.
Emmanuelle Danblon et Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).