Samedi 23 novembre 2024
lundi 1 juillet 2013

L’économie des monastères européens

Economie monastique rime souvent, dans l’imaginaire de la société occidentale moderne, avec bière ou face rubiconde sur une boîte de fromage. Le moine défricheur occupe aussi dans cette image d’Epinal une position d’arrière-plan indélogeable. Mais qu’en est-il au juste de l’économie des monastères actuels d’Europe ? Entre crise des vocations et crise économique, comment les moines vivent-ils réellement leur économie ?

Dès les premiers ermites du désert au début de la chrétienté, s’est posée la question de l’équilibre entre le travail et la prière. Les deux exhortations opposées de saint Paul « Priez sans cesse » (1 Th. 5, 17) et « Qui ne travaille pas ne mange pas » (Th. 3, 10) ont donné lieu à diverses interprétations, allant de la tentation angélique de refuser tout travail et d’attendre sa subsistance de Dieu à l’équilibre prôné par saint Benoît dans sa règle entre travail et prière qui a parfois débouché, comme souligné par Max Weber, sur une grande performance économique.

Il est difficile d’évoquer l’économie monastique de manière générale dans la mesure où l’histoire religieuse d’un pays ainsi que sa situation actuelle engendrent des types différents d’économie, sans que les ordres religieux en soient directement responsables. Ainsi les monastères français, qui ont subi différentes suppressions sans jamais récupérer leur patrimoine et qui ont été refondés au XIXe siècle à partir d’une image romantique du monachisme médiéval, ont nécessairement développé une économie différente des moines autrichiens par exemple, qui ont dû au XVIIIe siècle, sous l’empereur Joseph II, ouvrir des écoles et accepter la gestion de nombreuses paroisses pour ne pas se voir supprimer.

On distingue aujourd’hui trois sources principales de revenus dans les communautés, auxquelles s’ajoutent d’autres sources secondaires. La première est celle du travail des moines ou de l’économie productive du monastère. La seconde sera le plus souvent l’hôtellerie puis les pensions de retraite qui prennent de plus en plus de place, surtout dans les petites communautés de femmes vieillissantes où elles peuvent atteindre parfois 45% des revenus, passant alors à la première place. A cela s’ajoutent quelques dons — rarement au-dessus de 10% — qui ne le permettraient donc pas de vivre et pour les communautés masculines, les honoraires de messes et autres rétributions de services religieux que certains reversent eux-mêmes en dons. Les visites rapportent aussi quelques recettes lorsqu’elles sont payantes. En Belgique, dans les monastères producteurs de bière ou de fromage, les redevances sur les marques vendues à des entreprises non religieuses représentent souvent la part principale des revenus (parfois jusque 46%). Dans les pays qui ont conservé leur patrimoine immobilier et foncier, en Italie ou en Autriche par exemple, les locations ou mises en fermage peuvent aussi représenter des revenus importants.

Dans nombre de pays européens, la production commerciale sera la part la plus importante des revenus des monastères. L’économie productive monastique – notamment française – a évolué depuis un siècle vers des productions qui se détachent de plus en plus des anciennes activités de subsistance. Cela est particulièrement net pour les monastères féminins qui n’avaient traditionnellement pas d’activité productive. Du fait de la perte de leur patrimoine et de la suppression des dots, certaines communautés féminines se sont retrouvées dans un état de grande pauvreté, condamné par le Pape en 1950 dans une lettre apostolique « Sponsa christi » où il exhorte les moniales à trouver des travaux aptes à fournir leur subsistance. Les produits actuellement vendus par les moines seront donc le plus souvent des produits qu’ils ne consomment pas eux-mêmes. Il ne s’agit donc pas de vendre le surplus, et l’on s’éloigne par conséquent de l’autarcie prévue initialement dans la règle de Saint Benoît. Produits alimentaires, articles religieux, couture, papeterie, herboristerie ou encore cosmétique, la gamme proposée sera large et diversifiée, apportant parfois une forte plus-value selon le travail de transformation. 

Selon le pays, l’économie productive n’est pas nécessairement le poste de revenus le plus important. L’hôtellerie, selon sa taille et les activités qui y seront proposées (retraites accompagnées, sessions diverses de peinture d’icônes, lecture de la Bible ou yoga) peut aussi occuper une place déterminante dans les revenus de certaines abbayes. Cela sera d’autant plus vrai lorsqu’il s’agira d’une hôtellerie commerciale, accueillant tout type de public, notamment en Italie où des petites communautés qui ont peu de ressources économiques profiteront de leur emplacement idéal pour développer un accueil sans but particulièrement religieux. L’école ou les paroisses demeurent aussi dans certains pays, comme l’Autriche, des sources sûres de revenus car les moines enseignants dans leurs écoles ou curés des paroisses reçoivent leur salaire de l’Etat ou du diocèse. A cela peuvent aussi s’ajouter d’autres types d’activités qui peuvent être aussi diverses que des cours de cuisine ou la tenue d’une maison de cure.

La règle de saint Benoît, actuellement la plus suivie dans le monde, place le travail dans la définition même du moine : « Ils seront vraiment moines lorsqu’ils travailleront de leurs mains » (RB 48). Mais dans le cadre d’un travail qui doit être productif, exigences économiques et exigences religieuses entrent parfois en conflit. D’un côté, l’intégration du travail dans la définition du moine induit que chaque religieux, quelles que soient ses compétences et capacités, doit pouvoir avoir un travail pour vivre pleinement sa vie monastique. De l’autre, les exigences économiques demandent à employer une main-d’œuvre qualifiée et disponible.

L’équilibre entre ces deux pôles est une recherche constante des moines qui privilégient aussi souvent pour leurs salariés laïcs, des critères sociaux de recrutement. Les employés peuvent alors venir en soutien des moines, lorsqu’il s’agit de faire appel à des compétences particulières ou de dépasser certaines contraintes de temps ou d’espace. Par exemple, l’abbaye de Tamié, en France, a choisi d’embaucher des laïcs pour aller chercher le lait dans les fermes pour la production du fromage, car cette activité se déroule au moment d’un office. Mais les salariés peuvent aussi avoir pour fonction de remplacer les moines pour assurer le fonctionnement de la production quand ces derniers — surtout si la communauté se réduit — pourront se consacrer à d’autres activités. En Belgique par exemple, on trouve souvent un nombre élevé de salariés — 200 à Maredsous —, ce qui permet aux moines de se consacrer à des activités intellectuelles ou de pastorale.

Parmi les questions actuelles auxquelles sont confrontés les moines et moniales européens concernant leur économie, celle du vieillissement des communautés et de leur renouvellement occupe souvent une place centrale. Si les pensions de retraite assurent pour le moment la survie de certaines communautés, il ne s’agit en rien d’une économie stable. La diminution des forces vives entraîne aussi diverses questions de répartition des tâches entre laïcs salariés et religieux : faut-il embaucher des laïcs pour les tâches domestiques pendant que les moines poursuivent l’activité productive ? Ou inversement ? Quel sens cela a-t-il alors pour le travail monastique ? Jusqu’où les moines et moniales peuvent-il assurer plusieurs tâches sans que leur vie spirituelle en pâtisse ?

Parallèlement la question se pose aussi des types d’économie mis en place pour répondre d’un côté à la demande, et de l’autre pour demeurer dans le cadre des valeurs monastiques. La réflexion se porte actuellement sur le type d’image que les moines donnent du monachisme par leur économie, laquelle devient de plus en plus un vecteur de communication avec le monde. D’où leur engagement dans des domaines qui peuvent répondre à ces deux exigences comme celui de l’écologie (agriculture biologique, énergies vertes) notamment. Dans les pays comme la France où les produits monastiques ont une valeur ajoutée certaine, ce qui a même conduit à devoir les protéger par une marque « Monastic », la question se pose aussi du type de production et du degré de mécanisation. Les produits artisanaux bénéficient d’une valeur symbolique plus élevée mais réduisent considérablement la quantité produite. Un équilibre est alors à trouver entre la qualité que le client attendra d’un produit monastique et la quantité qui, trop élevée, aura aussi des conséquences négatives sur l’équilibre de la vie monastique. Le point d’équilibre de l’économie monastique serait donc atteint lorsque la performance de leur économie s’avère suffisante pour qu’elle ne représente pas un souci constant pour les moines, sans être non plus trop élevée de manière à ne pas prendre trop de place par rapport à la vie spirituelle.

Isabelle Jonveaux (Institut für Religionwissenschaft, Graz/Centres d'Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux (CEIFR), EHESS, Paris)

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