Dimanche 22 décembre 2024
jeudi 31 octobre 2013

La charte des valeurs québécoises ou la laïcité comme valeur de civilisation

La charte des valeurs québécoises ou la laïcité comme valeur de civilisation Khayman

Le 10 septembre 2013, le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne du Québec, Bernard Drainville, présente lors d’une conférence de presse les orientations d’un projet de charte des valeurs québécoises redéfinissant les contours de la laïcité dans la province. Depuis bientôt deux mois, ce projet suscite une vive controverse. En effet, les diverses modalités selon lesquelles les acteurs sociaux interprètent les principes aux fondements de la laïcité – qu’il s’agisse du gouvernement, des groupes associatifs ou syndicaux, des universitaires ou même des citoyens – ne sont pas sans effets sur la multiplicité des conceptions de la laïcité présentes dans les débats publics.

Cette analyse n’a pas pour objectif de remettre en cause la légitimité de la conception de la laïcité défendue par le gouvernement québécois, la polysémie inhérente au terme « laïcité » rappelant plutôt au chercheur le caractère dynamique de la réalité sociale qu’il a pour objectif d’analyser. Toutefois, je soutiens que le projet de charte des valeurs du gouvernement correspond à ce que le juriste Alessandro Ferrarri qualifie de « laïcité narrative », c’est-à-dire qu’il met en récit un certain « idéal laïque » pouvant, le cas échéant, s’inscrire en décalage avec la réalité des aménagements juridiques de la laïcité. Ce projet associe en effet la laïcité à une valeur de civilisation et lui confère un contenu positif qui dépasse les principes de justice.

Situant ce projet dans la poursuite de « la démarche de séparation des religions et de l’État, entamée il y a plus de 50 ans dans le sillage de la Révolution tranquille », le ministre le justifie par la triple nécessité de « définir des règles claires pour tout le monde », d’« affirmer les valeurs québécoises » et d’« établir la neutralité religieuse de l’État ». Le ministre considère que des pratiques d’accommodements « déraisonnables » persisteraient dans la province malgré la remise en 2008 du rapport de la commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (présidée par l’historien Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor), ce qui susciterait un « profond malaise ». Cette situation procéderait de l’absence de balises claires aux accommodements raisonnables. Ajoutant que « des valeurs fondamentales animent la société québécoise, notamment la primauté du français, l’égalité entre les femmes et les hommes et la neutralité religieuse des institutions de l’État », le ministre estime que « le temps est venu de nous rassembler autour de nos valeurs communes » au rang desquelles il situe la préservation des « éléments emblématiques du patrimoine culturel du Québec ». Il indique enfin qu’« à ce jour, la neutralité religieuse des institutions québécoises n’est définie et affirmée nulle part dans nos textes de loi. La reconnaissance claire dans notre droit de cette neutralité de l’État renforcerait l’égalité de tous les citoyens et citoyennes, peu importe leurs convictions ».

 

Partant de ce diagnostic, le gouvernement québécois présente cinq propositions (le texte long des propositions peut être consulté au moyen du lien suivant : www.nosvaleurs.gouv.qc.ca/fr). La première consiste à modifier la Charte québécoise des droits des libertés de la personne, une charte à valeur supra-législative adoptée en 1975 par l’Assemblée nationale du Québec. Y seraient affirmés la séparation des religions et de l’État, le principe de neutralité de l’État ainsi que le caractère laïque des institutions québécoises. Y serait également précisé que « les droits et libertés consacrés dans la Charte s’exercent dans le respect de ces valeurs [séparation, neutralité et laïcité] » et que « la Charte doit prendre en compte l’existence des éléments emblématiques et toponymiques du patrimoine culturel du Québec, qui témoignent de son parcours historique », à l’instar des symboles de l’héritage catholique de la Province. La charte innoverait enfin en définissant l’accommodement raisonnable et ses balises.

La deuxième proposition vise à « établir dans la loi un devoir de réserve et de neutralité religieuses pour le personnel de l’État, dans l’exercice de ses fonctions », cela afin « de refléter la neutralité de l’État et sa séparation des religions ». La troisième proposition a pour but « d’interdire le port de signes religieux facilement visibles et ayant un caractère démonstratif pour le personnel de l’État dans l’exercice de ses fonctions ». Le port de signes qualifiés d’ostentatoires est considéré comme revêtant « en soi un aspect de prosélytisme passif ou silencieux qui apparaît incompatible avec la neutralité de l’État, le bon fonctionnement de ses institutions et leur caractère laïque ». La quatrième proposition, qui s’inscrit dans le sillage des débats sur le port du voile intégral, vise à « établir la règle générale selon laquelle les services de l’État seraient fournis et reçus à visage découvert ». La cinquième proposition indique enfin que chaque ministère, institution publique ou établissement public, devrait adopter un cadre clair dans lequel les demandes d’accommodements de nature religieuses seraient traitées.

Au regard des propositions du gouvernement québécois et des justifications qu’il y apporte dans les débats publics, la laïcité est comprise comme un principe politique qui puiserait ses fondements dans le contexte historique particulier à une société et qui conditionnerait l’association politique à une suspension préalable des appartenances particulières. Trouvant son ancrage dans une norme juridique formalisant la séparation des Églises et de l’État, la laïcité défendrait certes certains principes de justice, mais dépasserait néanmoins les principes démocratiques du droit parce qu’elle porterait en soi des valeurs – l’émancipation, l’assimilation – que ces principes du droit ignorent. Ce principe politique supposerait enfin que la participation effective au corps social soit conditionnée par une adhésion « visible » des citoyens aux valeurs qu’elle incarne.

Déjà en 2008, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor qualifiait cette conception de la laïcité d’« intégrale » et de « rigide », lui opposant des régimes de laïcités plus « souples » ou « ouvertes ». Ce rapport estimait que le premier de ces régimes, qui « permet une restriction plus grande du libre exercice de la religion au nom d’une certaine interprétation de la neutralité de l’État et de la séparation des pouvoirs politiques et religieux », s’avèrerait problématique dans une société plurielle comme le Québec où « le développement d’un sentiment d’appartenance et d’identification dans une société (…) passe davantage par une ‘reconnaissance raisonnable’ des différences que par leur relégation stricte à la sphère privée ». Le rapport Bouchard-Taylor prônait alors le ralliement au second régime de laïcité, un régime de « laïcité ouverte » caractérisant les relations entretenues entre les Églises et l’État depuis de nombreuses années au Québec et « défend[ant] un modèle axé sur la protection de la liberté de conscience et de religion, ainsi qu’une conception de la neutralité étatique plus souple ».

En effet, en contextes québécois et canadien, la laïcité n’a peut-être jamais été consacrée dans un texte législatif ou constitutionnel mais les principes constitutifs de la laïcité émergent bien du droit. Si l’on considère souvent que les finalités de la laïcité — égalité et liberté de conscience et de religion — bénéficient d’une effectivité réelle depuis leur inscription dans la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, leurs fondements sont pourtant non seulement multiples, mais aussi souvent antérieurs à l’enchâssement de ces principes au plus haut niveau du droit positif. Il en est de même pour le principe de séparation des Églises et de l’État qui émerge dès la seconde moitié du XVIIIème siècle, soit assez tôt dans l’histoire du Canada : la séparation entre les fonctions politiques et religieuses s’amorce notamment avec l’adoption de l’Acte constitutionnel de 1791 et l’affirmation de l’absence de religion d’État découlait déjà implicitement de la Loi constitutionnelle de 1867. L’histoire constitutionnelle du Canada avait d’ailleurs inspiré la France dès 1905, permettant au député Aristide Briand, que l’on qualifie souvent de « père » de la laïcité française, de situer le Canada comme l’un des États où la séparation avec les Églises était la mieux achevée. Le principe de séparation a enfin été énoncé très expressément dans le droit par la Cour suprême du Canada dans une décision Chaput c. Romain de 1955.

Dans ses aménagements juridiques, la laïcité canadienne est un principe qui s’impose à l’État et à ses institutions publiques mais ne s’impose pas aux citoyens dont elle vise justement à garantir les droits (égalité, liberté de conscience et de religion). La laïcité a en effet pour finalité de garantir la pleine expression de la liberté de conscience et de religion, celle-ci ne pouvant être cantonnée à la pratique cultuelle ou reléguée à la sphère privée car, comme le rappelait le rapport Bouchard-Taylor, cette position s’avèrerait trop « contraignante pour les croyants dont la foi doit se traduire dans des pratiques et des comportements rituels et symboliques ». Dans cette perspective, l’expression des convictions de conscience doit être autorisée dans l’espace public ainsi que dans les institutions publiques, ces dernières ayant essentiellement pour obligation de ne faire leur, ni de favoriser une religion particulière.

Dans ce modèle de laïcité, si l’apparence de neutralité de l’institution est par ailleurs garante de la confiance que lui accordent les citoyens, cela n’implique pas pour autant que le port de signes religieux par les fonctionnaires leur soit interdit. Comme le rappelle la jurisprudence, quelles que soient ses convictions religieuses et pourvu que l’expression de ces convictions ne trouble pas l’ordre public et ne porte pas atteinte à la liberté de conscience des citoyens, chacun est autorisé à exercer des fonctions professionnelles dans la sphère publique et à participer au fonctionnement des institutions publiques. Le fonctionnaire qui arbore un signe religieux se voit ainsi couvert par une présomption de neutralité et cette présomption ne peut être renversée que par une appréciation objective des conditions dans lesquelles il accomplit sa mission. La neutralité du fonctionnaire s’apprécie au regard d’une évaluation a posteriori de son action, celui-ci devant exercer sa fonction de façon impartiale à l’égard des usagers de l’administration.

Se trouvant en porte-à-faux avec la réalité des aménagements juridiques par lesquels la laïcité prend forme dans la gouvernance politique au Québec et au Canada, le projet de charte des valeurs est vivement critiqué par les organismes de défense des droits fondamentaux, par de nombreuses associations et syndicats professionnels, par les groupements religieux et par de nombreux universitaires. Ceux-ci dénoncent l’absence de neutralité des justifications apportées à ce projet (la défense des valeurs communes incluant la promotion de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes, la laïcité des institutions publiques et la protection de la culture québécoise) et s’inquiètent des effets discriminatoires d’une telle mesure si elle devait être adoptée. Au final, deux conceptions s’opposent ainsi dans ce débat : la première, défendue par le gouvernement sous le slogan « Parce que nos valeurs, on y croit », qui associe à la laïcité un contenu positif dépassant les seuls principes de justice ; la deuxième, défendue par les opposants à la charte qui refusent que la laïcité soit associée à une valeur de civilisation, ce qui la condamnerait à la perte de son universalité.

David Koussens (Université de Sherbrooke).

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