Lundi 23 décembre 2024
vendredi 8 novembre 2013

La Foire musulmane de Bruxelles : entre business, caractère festif et pédagogie religieuse

La Foire musulmane de Bruxelles : entre business, caractère festif et pédagogie religieuse © Foire musulmane de Bruxelles

La Foire musulmane fait presque désormais déjà partie du panorama bruxellois. Elle s’impose comme un événement islamique majeur à l’échelle de la Belgique. Dans un climat serein et détendu, elle permet à des musulmans de se rassembler, d’échanger et de se rendre visibles sous des aspects qu’eux-mêmes choisissent et valorisent. Ses organisateurs promeuvent un islam de Belgique, un raffermissement des liens communautaires et l’ouverture à la société autour du rappel de valeurs qui leur sont chères. Ce rendez-vous annuel de musulmans de Belgique, ouvert à tous, reflète l’expression privilégiée d’une sensibilité islamique particulière, en transformation, qu’il importe de mieux comprendre.

Autour d’un scénario déjà relativement bien rôdé, la Foire musulmane de Bruxelles, organisée par la Société commerciale Gedis (Groupe Édition Diffusion Services) en partenariat avec la Ligue des Musulmans de Belgique, a ouvert ses portes pour la seconde fois à Tour et Taxis, du vendredi 25 au lundi 28 octobre 2013, autour du thème « Musulman aujourd’hui… une éthique face aux défis ». Selon les organisateurs, il s’agissait d’y organiser un événement « festif, familial, et convivial, ouvert à toutes et tous ». Ils s’y sont attelés essentiellement à partir de la mise sur pied de deux espaces complémentaires qui fonctionnent avec des logiques distinctes. L’un, géré par la Société Gédis, est avant tout un salon marchand où n’importe qui, musulman ou non-musulman, peut présenter ses produits et services moyennant le payement d’une location de stand à destination d’un public qui se distingue surtout par sa sensibilité musulmane.

L’autre espace, par contre, est surtout dédié à des exposés théologiques ou socioreligieux relatifs à diverses thématiques qui affectent particulièrement le vécu des musulmans aujourd’hui. La programmation est concoctée par la Ligue des Musulmans de Belgique, soit cinq associations musulmanes francophones ou flamandes établies à Anvers, Bruxelles, Gand, Liège et Verviers qui se donnent pour mission de promouvoir activement « un islam de Belgique », une identité belge musulmane « citoyenne et participative » (voir B. Maréchal, « The European Muslim Brothers' Quest to become a social (cultural) movement » dans R. Meijer, The Muslim Brotherhood in Europe, Londres, 2012).

D’une part, le visiteur est donc amené à déambuler dans un assez vaste salon commercial où se trouve, juste à côté, un espace spécialement dédié à la restauration et à la détente. Avec plus d’une centaine de stands marchands, des produits et services les plus variés sont proposés, dont la plupart sont religieusement connotés. Ils vont toutefois des produits cosmétiques aux thés, des djellabas traditionnelles aux tee-shirts personnalisables, de l’agence de voyages qui propose des pèlerinages à La Mecque aux offres de produits financiers admis d’un point de vue islamique, des châssis aux carrelages, des produits alimentaires aux CD de rappeurs musulmans en passant par de multiples gadgets utiles — par exemple pour faciliter la mémorisation du Coran ou se faire rappeler ses obligations religieuses rituelles. En ce qui concerne les nombreuses librairies et maisons d’édition islamiques, elles présentent des ouvrages islamiques le plus souvent classiques en français, en arabe, voire en néerlandais. 

À côté de la vente de Corans, de recueils divers de hadiths – c’est-à-dire de paroles, actes, silences du Prophète –, d’ouvrages relatant la biographie du Prophète, de compilations très variées d’avis juridiques, etc., se trouvent aussi des enregistrements de conférences de prédicateurs contemporains – dont certains sont tout particulièrement bien représentés, au point d’avoir un emplacement qui leur est quasiment dédié –, de bandes dessinées autour de grandes figures de l’histoire musulmane ou de livres pédagogiques pour enfants, assez ludiques.

Les ouvrages disponibles ne reflètent pas toute la palette des tendances et sensibilités islamiques présentes en Belgique (à l’instar de multiples courants d’origine turque, dont celui de la Diyanet, de divers courants soufis ou encore chiites dont les ouvrages de référence apparaissent très peu présents, voire sont totalement absents), mais bien plutôt, essentiellement, les deux tendances dominantes du marché, relativement concurrentes : soit de la littérature à forte composante rituelle et normative, avant tout prisée par des milieux influencés par les salafismes qui comportent des ouvrages expliquant clairement le « bon comportement » que doivent adopter le musulman et la musulmane, soit de la littérature plutôt liée aux sensibilités dites « fréristes », qui rappellent les principes islamiques au sens large et promeuvent l’engagement religieux militant et sociétal. Sont entre autres privilégiées dans cette dernière catégorie les références à leurs propres savants et prédicateurs religieux passés et présents, mais aussi des recueils de fatwas du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche (CEFR) qui émet des avis juridiques religieux consultatifs en vue d’encadrer le quotidien des musulmans depuis leurs interpellations relatives aux spécificités de leur ancrage dans un contexte non majoritairement musulman.

Avec les stands associatifs et humanitaires qui composent une partie significative de la partie commerciale de la Foire, peuvent aussi être appréhendées de très nombreuses modalités d’engagements musulmans citoyens locaux, régionaux ou internationaux, qui vont de l’assistance administrative au coaching de jeunes belges en recherche d’emploi jusqu’aux soutiens financiers pour de multiples projets de développement, entre autres à travers le parrainage d’enfants orphelins ou d’infrastructures vitales au profit de régions sinistrées.

Outre les retrouvailles ponctuelles au gré des allées, la Foire crée des liens et une sorte d’effervescence communautaire. Elle représente aussi une vraie opportunité pour sensibiliser de nouveaux publics quant à la capacité de cette communauté à aider son prochain, entre autres par l’expression de cris joyeux et d’applaudissements rythmés, au son de darboukas, pour attirer l’attention sur telle ou telle initiative humanitaire — notamment relative à la situation du peuple syrien. Partout, la vitalité entrepreneuriale est palpable, et communiquée ; elle témoigne d’une fierté d’être un(e) musulman(e) qui réussit et/ou qui souhaite œuvrer pour plus de justice. Le pari d’ouvrir une fenêtre au plus large public sur une communauté musulmane dynamique a donc bel et bien été tenu face à un public nombreux qui a répondu à l’appel, même si vraisemblablement dans une moindre mesure que l’an dernier, l’effet de surprise ayant peut-être désormais quelque peu disparu.

Dans le second espace de la Foire, dénommé « Forum », où sont disposés plus de 2000 sièges — rarement occupés pour moitié — face à une imposante estrade, se déroulent des conférences et des soirées culturelles où se font notamment des récitations de Coran. Ici, la programmation culturelle de cette année apparaissait beaucoup plus sobre en l’absence d’une figure aussi haute en couleur telle celle du rappeur Médine présent l’an dernier. Il y est avant tout question de formations religieuses. Celles-ci témoignent directement des préoccupations de la Ligue des Musulmans de Belgique qui vise, d’une part, à rester fidèle aux sources musulmanes – qu’elle tente de présenter au regard de ce qu’elle conçoit être les finalités et les priorités de l’islam – et, d’autre part, à s’ouvrir au contexte belge et européen, tout en y contestant toute ingérence extérieure, fût-elle nationaliste ou partisane, qui viserait à réglementer cet islam de Belgique.

À la lumière des objectifs des premiers Frères musulmans arrivés en Europe, nous constatons donc une transformation des ambitions de leurs successeurs, fussent-ils ou non affiliés concrètement à la mouvance des Frères. En effet, les Frères qui sont essentiellement apparus en Europe à partir des années 1960, en tant que réfugiés politiques et ensuite aussi en tant qu’étudiants, pendant quatre décennies, souhaitaient (sur)vivre en fuyant des régimes autoritaires et/ou étudier, mais aussi promouvoir l’islam et l’avènement d’une société islamique dans leurs pays d’origine — où certains sont d’ailleurs rentrés (sur ces aspects historiques, voir notamment B. Maréchal, Les Frères musulmans en Europe – racine et discours, Paris, 2009).

À l’heure actuelle, si la promotion de l’islam et de l’engagement islamique restent importantes pour les prolongateurs de l’héritage (vivant) des Frères, celles-ci concernent désormais avant tout les populations musulmanes d’Europe, sachant qu’elles tentent de prendre en compte le caractère pluriel de la société. Dans le cadre de la Foire, cette préoccupation passe surtout par des discours tenus par des savants ou prédicateurs musulmans qui, à côté de la remémoration de certaines obligations religieuses et des implications socio-économiques et culturelles de ces dernières, visent aussi à lutter contre ce qu’ils estiment être du rigorisme religieux menant à des comportements formatés par le seul respect littéraliste de certains prescrits normatifs et à la fermeture par rapport à la société occidentale.

Cela passe aussi par l’ouverture qui est faite à l’égard de quelques non musulmans invités au sein de divers panels, pour y échanger entre autres sur la radicalisation des jeunes ou l’islamophobie. Pour les Frères qui sont donc restés en Europe — y compris par-delà les appels des printemps arabes à retourner dans les pays d’origine — et ceux qu’ils ont socialisés à l’héritage des Frères, qui sont souvent désormais nés en Europe et citoyens à part entière de ces pays, la priorité consiste à penser l’ancrage définitivement aussi européen de l’islam. Dans ce cadre, si le thème de l’éthique est resté très sommairement débattu à la Foire 2013, il pourrait malgré tout signifier que des jalons intéressants pour de futurs débats sont quand même en train d’être posés.

Brigitte Maréchal (CISMOC/Université catholique de Louvain).

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