Vendredi 22 novembre 2024
vendredi 7 mars 2014

Islamophobie : de quoi parle-t-on ?

La presse a récemment mis en évidence le rapport annuel 2013 sur l’islamophobie de la plate-forme Muslim’s Rights Belgium, deuxième évaluation de cette instance à présenter un recensement des faits considérés comme islamophobes qui se sont produits en Belgique durant l’année écoulée. Fondé sur les témoignages de citoyens qui s’estiment discriminés en raison de leurs convictions religieuses ou de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam, ce rapport vise à alerter les décideurs, les media ainsi que les intervenants éducatifs et sociaux quant aux discriminations et violences liées à l’islamophobie.

A l’instar de ce que le rapport 2012 d’ORELA sur l’état des religions et la laïcité en Belgique avait mis en lumière, ce rapport met en évidence l’image négative ou stéréotypée de l’islam véhiculée dans les médias ou dans certains débats publics, et stigmatise notamment les dérives observées à ce sujet sur les réseaux sociaux et sur Internet en général. Au-delà de ces constats manifestes, Muslim’s Rights Belgium pointe aussi les discriminations structurantes dont seraient victimes les musulmans dans les domaines de l’enseignement, de l’emploi, du logement et des loisirs.

Construit sur base de témoignages collectés par appel à signalement, à l’image de la méthode mise en œuvre par divers observatoires assurant la veille des faits de racisme et d’antisémitisme, ce rapport cerne en effet deux types de stigmatisations, qu’il met sur le même pied : celles visant explicitement l’appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane et celles qui visent la couleur de peau, l’origine ou le patronyme. « L’islamophobie, écrivent les rédacteurs du rapport, ne cible pas que les musulmans, mais aussi toute personne supposée musulmane en raison de la couleur de sa peau, de son allure ou de son origine ».

Cette perspective procède d’une dynamique qui s’est développée depuis une dizaine d’années, et qui a vu des acteurs sociaux dont l’objectif est de promouvoir le respect des convictions religieuses — c’est l’objectif déclaré de la plate-forme Muslim’s Rights Belgium — se réapproprier l’enjeu des discriminations, en le transformant. Cette réappropriation s’avère double : elle tend d’abord à assimiler les discriminations xénophobes aux discriminations sur base de la conviction religieuse ; elle vise ensuite à recouvrer l’ensemble des discriminations dans le but de mettre en évidence ce qui serait une tendance généralisée de nos sociétés à stigmatiser avant tout l’islam et les musulmans.

Bien entendu, et le Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme (CECLR) — le service public autonome chargé de la lutte contre le racisme et les discriminations — y a insisté, la frontière est parfois floue entre préjugé raciste et préjugé anti-religieux, dans le chef de la personne qui discrimine. Mais c’est tout le fondement du combat antiraciste et la compréhension du phénomène des discriminations qui se trouveraient perturbés dès lors que l’on assimilerait le racisme envers les personnes d’origine arabe ou turque ou supposées telles — fussent-elles ici de nationalité belge pour la plupart — au préjugé anti-musulman, ou que de manière générale l’on opérerait un glissement de l’ethnicité vers la religion.

Les discriminations enregistrées par Muslim’s Rights Belgium touchent principalement les femmes, et ce à 70 %. Ces discriminations se situent pour les trois-quarts d’entre elles dans le domaine de l’enseignement et dans celui de l’emploi. C’est dire qu’elles concernent bien évidemment avant tout le port du voile — alors que le Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme se refuse quant à lui considérer que le refus d’accès à certains biens ou services en raison du port du voile serait islamophobe.

Les plaintes collectées par Muslim’s Rights Belgium émanent de personnes qui considèrent qu’elles sont discriminées en raison du port d’un signe religieux. On ne peut contester la légitimité de ce sentiment de discrimination, qui est renforcé par le fait que de nombreux plaignants ont, à tort ou à raison, l’impression que les règlements sur les signes religieux, à l’école ou dans l’entreprise, visent précisément l’islam. Mais on ne peut évidemment parler ici de discrimination au sens juridique du terme, puisque dans la majorité de ces cas le refus qui était signifié de porter un signe religieux distinctif reposait sur une base légale ou réglementaire. Le problème est donc davantage politique que juridique, et concerne l’usage des plaintes émises afin d’assimiler à du racisme le simple respect de la loi.

Le Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme a effectivement ouvert de nombreux dossiers, en rapport avec au moins un des motifs de discrimination pour lesquels le Centre est compétent : l’on trouve au nombre d’entre eux les discriminations relatives aux convictions religieuses ou philosophiques. Il a ainsi enregistré des plaintes pour discrimination d’ordre religieux — très minoritaires toutefois en regard des plaintes pour racisme —, lesquelles sont dans leur très grande majorité liées au traitement de la religion sur Internet ou dans les médias. Elles concernent pour 80 % l’islam.

De manière générale, le Centre pour l’Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme note une augmentation de l’intolérance basée sur les différences culturelles et religieuses : « Le débat sociétal et concernant l’intégration est actuellement très axé sur l’islam, et les musulmans sont souvent représentés de façon négative, ce qui constitue un terreau fertile pour les préjugés et les sentiments de haine. Les déclarations islamophobes foisonnent également sur l’Internet. C’est surtout le constat que ces expressions sont de plus en plus présentes sur des sites Internet ou forums de discussion qui ne ciblent pas spécifiquement des utilisateurs aux opinions extrémistes qui inquiète particulièrement le Centre. Cette évolution suggère en effet que les idées islamophobes deviennent monnaie courante » (Rapport CECLR, 2011 (2012), p. 82).

Le rapport du CECLR évoque aussi la question délicate des limites — floues et mouvantes — à la liberté d’expression, dans un contexte international où les susceptibilités religieuses ont été mises à mal par certaines provocations certes, mais aussi où la libre expression des opinions à l’égard de certaines pratiques religieuses ou de certains dogmes religieux a été purement et simplement amalgamée à des discriminations racistes. Le CECLR met ainsi en lumière le fait qu’« on ne peut évidemment assimiler sans plus la critique de l’islam en tant que religion à de l’islamophobie, même si cette critique est ressentie comme injurieuse ».

Au contraire des principes qui sous-tendent le travail du CECLR, le rapport de Muslim’s Rights Belgium conduit à confondre les discriminations xénophobes avec les discriminations sur base de la conviction religieuse. Un certain nombre d’organismes internationaux qui assurent une veille en matière de racisme et de discriminations ont été contaminés par cette perspective. Ainsi, le dernier rapport relatif à la Belgique de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l’Europe, publié lui aussi en février 2014, se fonde sur des principes identiques à ceux de Muslim’s Rights Belgium. Il pointe de la même façon les « obstacles structurels à l’intégration, via l’emploi, notamment pour les femmes musulmanes ». Il confond également les groupes d’origine étrangère et les fidèles de la religion musulmane, s’agissant de décrire la précarité et la vulnérabilité particulière de certains groupes sociaux face à la pauvreté et au chômage. Ici aussi, cet amalgame est préjudiciable à une bonne compréhension des faits, puisque ce n’est bien entendu pas la religion ou l’appartenance religieuse qui prédispose à cette précarité ou conduit à être victime de relégation socio-économique.

Le rapport d’ECRI — qui va jusqu’à recommander aux autorités belges de collecter des données fondées sur l’origine ethnique ou la religion afin d’évaluer le degré d’intégration des groupes supposés être discriminés —, appelle les autorités à ériger en infraction pénale la discrimination en matière d’emploi ou d’accès aux biens et aux services, quand elle motivée par la religion. Or, une telle modification à la loi de 2007 relative aux discriminations aurait comme conséquence qu’un employeur, par exemple, serait dès lors tenu de respecter toute manifestation d’un particularisme religieux, au risque sinon de faire preuve de discrimination pour motif religieux. Autant dire qu’une entreprise ou une organisation se verrait ainsi contrainte de gérer ce qui est proprement ingérable.

Une telle conception absolutiste de la liberté religieuse avait déjà été observée par la voix d’un autre représentant du Conseil de l’Europe, à savoir son commissaire aux Droits de l’Homme Nils Muiznieks. Celui-ci avait en 2012 stigmatisé la montée de l’islamophobie en Europe, laquelle s’exprimerait singulièrement par des atteintes discriminatoires à la liberté religieuse des musulmans — ce qui visait bien entendu les lois française et belge sur la burqa et la loi française sur le voile à l’école.

Cette même conception se rencontre singulièrement aujourd’hui dans le chef d’institutions traditionnellement vouées à la défense des droits de l’homme, qui placent désormais la question de la liberté religieuse à l’agenda prioritaire de leurs préoccupations. Et ce en mettant en corrélation, de manière souvent peu recevable, le climat de xénophobie régnant indubitablement en Europe — tout comme les discriminations bien réelles existant notamment sur le marché de l’emploi à l’égard de citoyens originaires entre autres de pays à majorité musulmane —, et des initiatives législatives ou réglementaires récentes en matière de régulation du religieux.

Dans un rapport qui en 2012 a fait grand bruit sur « La discrimination à l'égard des musulmans en Europe », une organisation respectée en matière de défense des droits fondamentaux, Amnesty International, s’est ainsi éloignée de son implication traditionnelle au bénéfice de citoyens persécutés dans le monde en jouant elle aussi de l’amalgame douteux entre xénophobie et atteintes à la liberté religieuse. Cette tendance, à laquelle poussent nombre de lobbies religieux, et que l’on voit à nouveau à l’œuvre dans le rapport de Muslim’s Rights Belgium — pourtant nuancé à maints égards —, pose certes la question politique de l’islamophobie, de sa définition et des usages que le combat antiraciste peut en faire. Toutefois, elle entraîne d’autres interrogations, de méthode cette fois, qui concernent le droit ou le regard porté par des experts sur les discriminations et la place de la religion dans nos sociétés. Ici, le discours se doit d’être clarifié, et s’épargner des amalgames qui n’ont pas de véritable fondement méthodologique.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).
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