Vendredi 19 avril 2024
mercredi 23 janvier 2019

Enseigner les faits religieux à l’école élémentaire : éduquer à la laïcité ?

L’enseignement des faits religieux est un sujet à la croisée de questionnements qui relèvent de la recherche fondamentale et de l’action politique. Il se déploie dans le cadre d’une réflexion générale sur la laïcité – dont l’acception en France est différente de celle qui prévaut en Belgique. Je soutiens que l’éducation à la laïcité constitue la finalité principale de l’enseignement des faits religieux ; c’est parce que cet enseignement est un moyen privilégié pour éduquer à la laïcité que son inscription comme enseignement transversal dans les programmes scolaires est justifiée.

Depuis trente ans, de nombreux universitaires et acteurs de l’Éducation nationale française travaillent sur ce sujet. Je souhaitais apporter une contribution par le choix d’un terrain vierge, l’école élémentaire, d’autant plus pertinent que la polyvalence des professeurs constitue un atout pour mettre en œuvre un enseignement interdisciplinaire. L’analyse de leurs pratiques, de 2013 à 2018, dans des classes parisiennes, a fait apparaitre que la laïcité scolaire était appréhendée par ces acteurs non plus uniquement comme un cadre juridique et éducatif, mais aussi comme un objet transversal d’éducation. En effet, ces professeurs qui ont mis en place un enseignement des faits religieux, l’ont tous fait dans la perspective d’éduquer leurs élèves à la laïcité.

Les acteurs politiques et institutionnels se montrent globalement favorables, depuis une trentaine d’années, à un enseignement laïque et interdisciplinaire des faits religieux. L’élaboration de cette politique publique prend corps à la fin des années 1980 et cet enseignement est inscrit dans les prescriptions officielles en 2006 via le Socle commun. Cette évolution ne s’est pas faite sans critiques. Certains voient dans cet enseignement le terreau de revendications identitaires et d’exigences particularistes, contraires au projet d’émancipation de l’école républicaine. D’autres y sont favorables mais lui associent des légitimations différentes.

La tendance qui a prévalu lors des premières années de l’élaboration de cet enseignement est de lui associer une finalité exclusivement patrimoniale : transmettre des connaissances sur les religions pour permettre aux enfants d’accéder à un patrimoine culturel empreint de religieux, comme à la compréhension de phénomènes sociaux. D’autres le conçoivent comme une composante de l’éducation à la laïcité : un moyen de permettre aux élèves de prendre conscience de la pluralité des convictions, d’adhérer – par-delà la diversité de leurs convictions – à la laïcité, comme outil au service de ce pluralisme et de l’exercice de leur liberté de conscience.

Depuis les années 2000, cette finalité citoyenne ne cesse de s’affirmer. Pourtant, une indétermination demeure dans les prescriptions officielles concernant l’articulation possible de cet enseignement à l’éducation à la laïcité, sa place à l’école élémentaire, et la traduction pédagogique de sa nature interdisciplinaire dans des programmes disciplinaires. Un sondage réalisé en janvier 2016 auprès de 345 professeurs des écoles a mis en évidence que si 59 % des sondés sont favorables à l’enseignement des faits religieux, seuls 39 % le mettent en œuvre. Cet écart s’explique par la nature vive de ce sujet, le manque de connaissances, de formation et d’outils. Néanmoins, les attentats de 2015 ont entrainé une prise de conscience de l’urgence de s’en emparer : l’Éducation nationale diffuse alors des parcours de formation et des outils pour l’école élémentaire.

L’analyse des pratiques de classe (du CP au CM2) a requis la définition d’un modèle d’enseignement laïque des faits religieux. Pour moi, ses principales finalités sont : d’apprendre aux élèves qu’il existe une pluralité de convictions et une diversité interne à chacune d’elles ; de les amener à comprendre que les convictions sont un domaine sur lequel les individus peuvent être en désaccord – contrairement aux connaissances scientifiquement établies. Ainsi, ils peuvent déduire de la diversité des convictions l’utilité concrète de la laïcité : à l’échelle individuelle, permettre à chaque personne de déterminer le plus librement possible sa conviction – religieuse, athée ou agnostique – et sa façon de la vivre – dans le respect des lois républicaines ; et à l’échelle sociétale, permettre à des individus de différentes convictions de vivre ensemble, par le respect de la liberté de conscience de chacun. Enfin, de favoriser le développement de l’esprit critique des élèves pour être en mesure d’exercer leur liberté de conscience.

Les professeurs rencontrés ont en commun d’enseigner les faits religieux dans une perspective citoyenne, et de porter une attention particulière au traitement de l’islam. Ils opèrent des bricolages pédagogiques rendus nécessaires par leur manque de formation et l’absence de préconisations institutionnelles quant aux savoirs intermédiaires – manuels, outils pédagogiques – adéquats. Le premier a mis en œuvre L’Arbre à défis, un outil pédagogique développé par l’association ENQUÊTE. Le deuxième a bricolé sa pratique à partir d’une série de quatre vidéos de l’émission télévisée C’est pas sorcier : « Un Dieu, trois religions ». Et, le dernier s’est appuyé sur le livre les Récits de création, développé par l’Institut européen en Sciences des Religions et l’Éducation nationale en 2009.

Par-delà la diversité des bricolages empiriques observés, ces trois cas sont représentatifs d’orientations pédagogiques observées chez d’autres professeurs. Eu égard au modèle proposé, quatre difficultés principales ont été repérées :

  • Le respect de l’obligation de neutralité des professeurs, leur difficulté à se représenter sa pertinence pédagogique, et à la transposer dans leur enseignement.

ü  « Je dis à mes élèves que je suis croyant comme ça ils savent que j’ai des connaissances sur les religions. » Ici, l’enseignant se prive de transmettre aux élèves l’idée qu’il est possible de disposer de connaissances sur les convictions sans être croyant, et que le discours croyant sur les religions n’est pas le seul légitime.

  • La non-systématisation de la distinction entre savoirs, témoignages et croyances. Elle s’incarne dans une assignation souvent inconsciente des élèves à une conviction. Ainsi, il arrive aux enseignants d’ériger les élèves en expert de « leur » religion réelle ou supposée, faisant de ces derniers les détenteurs du savoir. Elle prend aussi la forme d’un manque d’attention porté à l’emploi de précautions de langage – pourtant centrales dans cet enseignement sensible –, comme des modalisateurs ou du conditionnel.

ü  « Mohammed a reçu la révélation du Coran ». Ici, l’enseignant présente un énoncé relevant des croyances comme une vérité générale – laissant entendre que tout le monde y adhère. Il transgresse son obligation de neutralité ; ce qui peut être évité dans le cadre d’un enseignement laïque par l’usage de précautions langagières telles que « selon les croyances des musulmans, Mohammed a reçu la révélation du Coran » ou « Mohammed aurait reçu la révélation du Coran ».

  • La difficulté des enseignants à sélectionner puis à hiérarchiser les savoirs à transmettre ; ils cherchent souvent à donner des connaissances détaillées plutôt qu’à faire apparaître des grandes lignes de diversité.

ü  Un enseignant explique aux élèves en quoi consiste le baptême chrétien, avant de leur exposer la croyance commune aux chrétiens selon laquelle Jésus est mort puis ressuscité.

  • Le risque d’une approche édulcorée, qui passerait sous silence les rapports de concurrence et de contradiction entre différentes convictions.

ü  Lors d’une observation en classe de la première émission C’est pas sorcier, l’enseignant interroge ses élèves pour savoir « s’il s’agit du même dieu ». Outre le fait qu’il ne se situe plus là dans un enseignement laïque mais dans un questionnement d’ordre religieux, cet enseignant entend mettre en évidence uniquement les croyances et personnages communs à ces trois religions (un dieu unique ; Abraham, Moïse, etc.) sans évoquer ni les éléments qui les distinguent, ni leur conflictualité historique.

Nonobstant, ces professeurs sont parvenus à atteindre les finalités qu’ils s’étaient fixées. Tous ont réussi à mettre en pratique l’interdisciplinarité de cet enseignement. Ils ont pris en charge l’enseignement de questions sensibles, nécessitant qu’ils se départissent de la forme scolaire traditionnelle, qu’ils mobilisent des savoirs intermédiaires idoines, qu’ils déploient une ingénierie pédagogique ou qu’ils aient recours à l’invention de dispositifs pédagogiques. Leurs élèves ont acquis des connaissances élémentaires contribuant à l’appréhension de la place et du rôle du religieux dans le monde contemporain, une intelligibilité culturelle et historique du patrimoine mondial, la déconstruction de confusions courantes et de stéréotypes, un apprentissage de la diversité des convictions, des croyances, et des pratiques religieuses actuelles, et la compréhension de l’utilité concrète de la laïcité.

Si l’Éducation nationale esquisse des intentions en faveur de l’enseignement des faits religieux, il n’existe pas de vademecum sur les pratiques pédagogiques pour le mettre en œuvre. Pourtant, la transposition didactique de ces questions socialement vives demeure un enjeu prioritaire pour les professeurs de l’école élémentaire publique. ENQUÊTE, créée en 2010, souhaite contribuer à décliner ces intentions institutionnelles en propositions pédagogiques telles que le jeu L’Arbre à défis ou le pack numérique éducatif Vinz et Lou « Laïcité et faits religieux », deux outils conçus pour l’école élémentaire.

ENQUÊTE entretient des liens importants avec la recherche scientifique, notamment via ses collaborations avec l’Institut européen en Sciences des Religions ou le Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL), un laboratoire de recherche du CNRS et de l’École pratique des Hautes Études, et l’accompagnement d’un comité scientifique composé de spécialistes en sciences des religions et de la laïcité ainsi qu’en sciences de l’éducation. Cela se concrétise dans sa politique de recrutement ainsi que par le développement d’un pôle de recherche-action qui vise à travailler en collaboration avec les acteurs de terrains (professeurs des écoles, conseillers pédagogiques, inspecteurs, etc.) afin de bénéficier de leurs retours d’expérimentations des outils et formations qu’elle développe. Elle est par ailleurs engagée, dans des actions de lobbying : elle souhaite par ses réflexions et ses actions orienter les politiques publiques en matière d’enseignement des faits religieux et d’éducation à la laïcité.

Lola Petit (EPHE-GSRL/ENQUÊTE).

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