A l’époque du clonage, où mode et par conséquent notion même de procréation évoluent considérablement, il nous est très difficile de concevoir dans leur urgence et leur nécessité les « querelles byzantines » qui, au long de l’histoire de l’empire byzantin touchèrent à des points fondamentaux de la doctrine concernant la personne et la « naissance » du Christ, et engendrèrent de multiples hérésies. Elles témoignent en fait d’une réflexion pointue sur la religion, mais mettent aussi en évidence la subjectivité de la notion d’hérésie. Ce qui fut considéré ici comme hérésie n’a-t-il pas ainsi ailleurs été reconnu comme « orthodoxie » ?
Si l’orthodoxie (« la foi droite ») se définit en général, et à Byzance en particulier, comme la conformité à des normes de foi officiellement fixées par une Eglise, l’hétérodoxie, son contraire (« la foi autre », la fausse foi), désigne la divergence, l’écart par rapport à ces normes. L’hétérodoxie se traduit concrètement en hérésie, mauvais « choix », opinions et pratiques déviantes.
Le contenu de la foi orthodoxe se précise et s’édicte progressivement, en territoire byzantin, au fil des conciles. Chacun de ces conciles est appelé et justifié par la volonté d’éradiquer des déviances perçues comme dangereuses pour la « vraie » foi.
La première hérésie christologique, l’arianisme, prend corps au tout début du IVe siècle, avant même la naissance de l’empire byzantin (330). Elle se résume simplement : Dieu est-il un ou trois ? L’évêque Arius oppose Dieu le Père au Fils, le Christ : le Fils ne peut être identifié au Père puisqu’il en est une émanation, il a été créé par lui. Par conséquent il n’est pas de la même essence divine que lui. En outre pour Arius l’Esprit Saint émane du Fils, comme le Fils du Père. Le premier concile œcuménique, le concile de Nicée, en 325, affirme la consubstantialité du Père et du Fils et donc la totale divinité du Fils. Mais il ne se prononce pas sur la question de la Trinité divine. Elle reste en suspens.
L’apollinarianisme, dans la seconde moitié du IVe siècle, est la conséquence directe de l’affirmation de la consubstantialité Père / Fils. L’évêque Apollinarius s’interroge sur la jonction, possible ou non, de la divinité et de l’humanité dans le Christ. Selon lui, il n’y a qu’une seule personne, divine, dans le Christ, même s’il s’est incarné dans un corps humain. En réaction à cette hérésie, le second concile œcuménique, tenu à Constantinople en 381 sous l’empereur Théodose I, affirme la consubstantialité de la Trinité divine, Père, Fils, Esprit Saint. Le Père engendre le Fils, du Père procède l’Esprit Saint. Le concile affirme aussi la présence et la non-confusion dans une seule personne du Christ des deux essences, divine et humaine.
Cette affirmation appelle la naissance et le développement de l’hérésie suivante, le nestorianisme.
Au cours du premier tiers du Ve siècle Nestorius, évêque de Constantinople, pousse à son point d’aboutissement la distinction entre les deux essences du Christ : leur dissemblance les empêche de s’unir dans une même personne. Aussi Nestorius substitue-t-il à la notion d’essence celle de personne. Pour lui il s’agit non de l’union de deux essences en une personne, mais de l’union de deux personnes, divine et humaine, en une seule. Cette théorie implique une individualisation de la personne humaine dans le Christ, en contradiction avec le dogme officiel selon lequel le Christ incarne la quintessence de l’humanité. Nestorius conteste aussi la dénomination de la Vierge Marie comme Theotokos, « mère de Dieu », qui à ses yeux la déifie alors qu’en fait elle a seulement transmis son humanité au Christ. Le concile d’Ephèse, troisième concile œcuménique, réuni en 431 sous Théodose II, rectifie les affirmations déviantes de Nestorius. Mais ses conclusions ne suffisent pas à éradiquer le nestorianisme. Il faudra dans ce but réunir au siècle suivant le cinquième concile œcuménique, tenu à Constantinople en 553 sous l’empereur Justinien.
Prenant le relais du nestorianisme, le monophysisme privilégie la thèse d’une unique nature du Christ après l’Incarnation, dont le corollaire est la contamination de la nature divine par la nature humaine via le transfert de sa capacité à souffrir, donc à être modifiée dans son état. Ce résultat est incompatible avec le postulat de stabilité, d’immuabilité qui caractérise la nature divine. En 451, sous l’empereur Marcien, le concile de Chalcédoine, quatrième concile œcuménique, réfute alors le monophysisme.
Malgré leur condamnation officielle, les monophysites n’ont pas disparu. Ils ont fondé ensuite en particulier l’Eglise copte d’Egypte, et en Syrie l’Eglise jacobite. Ces deux Eglises sont donc nées d’une hérésie. Hérésie pour les uns, orthodoxie pour les autres : on touche aux limites de la notion d’hérésie. Elle paraît bien fluctuante.
Dans le sillage du monophysisme se sont aussi développées deux hérésies mineures : le monothélisme (une seule nature et une seule volonté, divine, dans le Christ) et le monoénergisme. (une seule puissance d’action commune aux deux natures du Christ). Ces deux hérésies sont condamnées en 681, sous Constantin IV, par le concile de Constantinople, sixième concile œcuménique.
Avec l’iconoclasme s’ouvre en matière d’hétérodoxie à Byzance une seconde période, caractérisée par l’imbrication étroite du politique et du religieux. La question de la représentation du Christ se trouve au fondement de cette nouvelle hérésie, qu’une décision impériale fait naître : en 730, l’interdiction subite par l’empereur Léon III non pas des images religieuses – représentation du Christ, de la Vierge Marie et des saints – mais du culte rendu à ces images sous forme de prosternations et de baisers, considérés désormais comme autant de manifestations d’idolâtrie.
En 754, Constantin V aggrave l’interdiction de Léon III. Partant de l’affirmation qu’il est impossible de représenter le Christ à cause de la part divine qui est en lui, à la fois il élargit l’interdiction de culte formulée par Léon III à celle de production des images, et l’interdiction de représenter le Christ à celle de l’ensemble des figures religieuses. Il ordonne par conséquent la destruction de toutes les images religieuses existantes. L’iconoclasme, devenu doctrine officielle de l’empire, a par là-même acquis le statut de doctrine « orthodoxe » et l’iconodoulie, jusqu’à 730 intégrée dans les pratiques courantes et acceptées de la foi, se trouve rejetée comme une hérésie. S’ensuit une politique de répression extrêmement cruelle contre les iconodoules, qui ne prend fin qu’avec l’avènement de Léon IV (775), beaucoup plus modéré dans la défense de l’iconoclasme.
La régence de l’impératrice Irène marque le retour à l’iconodoulie. Irène réunit en 787 à Nicée le septième et dernier concile œcuménique qui rétablit le culte des images religieuses, et permet à cette fin de relancer leur production. Pendant plus d’un quart de siècle l’iconodoulie demeure la position officiellement adoptée par l’empire.
A partir de 815, Léon V, se situant dans la même perspective d’analyse politique que Léon III en imputant à l’iconodoulie considérée comme une démarche idolâtre les échecs militaires subis tout au long du tiers de siècle précédent, réinstaure l’iconoclasme. Ses successeurs Michel II et Théophile entérinent ce choix. La mort de Théophile en 842 entraîne la fin de l’iconoclasme.
A travers des siècles d’histoire marqués de conflits religieux souvent sanglants émerge un constat, celui de la fragilité de son contenu quand il s’agit d’appréhender le concept d’hétérodoxie. Les normes mêmes à partir desquelles on le définit peuvent se voir soumises à variabilité. L’hérésie peut être arbitrairement décrétée comme telle dans et par un système de pensée « unique », exclusive. L’exemple de l’iconoclasme, à la frontière de l’hérésie, à la croisée de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie, le montre tout particulièrement.
Florence Meunier (Université Paris IV-Sorbonne et ULB).
L'affaire DSK a réveillé une formule magique qui nourrit bien des fantasmes mais qui repose sur des raccourcis historiques et étymologiques évidents. Le fameux "puritanisme américain" conduirait à une dénonciation du plaisir sexuel et à une culpabilisation de ceux qui aiment s'y adonner. Certains défenseurs du prototype français du "bon vivant", du "coureur de jupons", de l'"homme qui aime les femmes" ont eu recours à cette notion galvaudée pour aider à laver DSK de tout soupçon. Dans Le Monde du 24 août 2011, l'écrivain Pascal Bruckner, auteur de plusieurs livres sur les relations amoureuses aujourd'hui, écrit ainsi : "L'Amérique du Nord, à l'évidence, a un problème avec le sexe qui vient de son héritage protestant mais elle veut en plus donner des leçons au monde entier. La qualifier de puritaine ne suffit pas car c'est un puritanisme retors, d'après la révolution des mœurs, qui parle le langage de la liberté amoureuse et coexiste avec une industrie pornographique florissante. C'est très exactement un puritanisme lubrique". Il conclut son billet d'humeur avec ce constat sévère : "Nous (les Français) avons beaucoup de choses à apprendre de nos amis américains mais certainement pas l'art d'aimer".
Il ne s'agit pas ici de prendre le contre-pied et de renforcer le parti des féministes qui rejettent en bloc ce genre d'argumentation en la qualifiant de misogyne. Contentons-nous de revenir brièvement sur le terme même de "puritanisme", pour en interroger l'étrange destin et les connotations surprenantes, notamment en rapport avec les États-Unis et leur culture. Pourquoi la notion de "puritain" a-t-elle été associée à celles de "prude", de "sévère", d'"austère", voire de "rigoriste", comme l'indiquent le Dictionnaire des Synonymes et Le Petit Robert ? Comment l'association entre "puritanisme" et société américaine est-elle entrée dans le langage commun, jusqu'à devenir largement répandue, surtout chez nous en Europe ? Car, les Américains ne se décrivent que rarement eux-mêmes comme "puritains". Le recours à ce terme est le privilège des Européens, et surtout des Français qui, pour dénigrer le "rigorisme, l'austérité extrême (et souvent affectée)" (Le Petit Robert) de l'"Autre" à la fois si proche et si différent, recourent facilement à l'étiquette, au sens peu clair et à l'étymologie douteuse, de "puritanisme anglo-saxon".
Selon Le Petit Robert, un "puritain" est "une personne qui montre ou affiche une pureté morale scrupuleuse, un respect rigoureux des principes". Des personnes qui correspondent à cette description, il y en a dans toutes les sociétés. Pourquoi en faire quelque chose de typiquement "américain" ou "anglo-saxon" (un adjectif intraduisible en anglais que la langue française utilise indifféremment pour évoquer le Royaume-Uni et les États-Unis, sans faire les distinctions qui s'imposent) ? Parce que la notion de "puritanisme" est toujours tributaire de la présence et de l'influence du protestantisme, plus précisément des formes les plus radicales et les plus "puristes" du protestantisme. Le glissement sémantique qui a donné son sens actuel, très élargi, au terme, est enraciné dans l'histoire religieuse des 16e et 17e siècles. Toujours d'après Le Petit Robert, un "puritain" est d'abord et au sens restreint du terme un "membre d'une secte de presbytériens (c'est-à-dire de réformés de tendance calviniste, actifs dans les îles britanniques) rigoristes qui voulaient pratiquer un christianisme plus pur, et dont beaucoup, après les persécutions du 17e siècle, émigrèrent en Amérique". La notion renvoie donc à des protestants puristes, originaires d'Angleterre et d'Écosse (dans une moindre mesure) qui ont connu la persécution religieuse dans leur terre natale et qui, pour y échapper, ont choisi de partir pour le Nouveau Monde. Étroitement liée à leur recherche de pureté religieuse, la rigueur morale de ces importantes communautés d'émigrants, notamment en matière de mœurs et de sexualité, aurait imprégné la société américaine en profondeur.
Si cette grille de lecture repose sur des faits historiques et des observations sociologiques incontestables, elle n'en est pas moins lacunaire. En effet, les "puritains" originaires du Royaume-Uni ne sont pas les seuls à avoir joué un rôle déterminant dans la colonisation de l'Amérique du Nord. D'autres populations, appartenant souvent à des minorités religieuses persécutées dans l'Ancien Monde, ont contribué à la création et au développement des colonies qui constitueront les États-Unis. En cela, la culture américaine n'a pas d'abord été forgée par des "puritains", mais bien par des "minoritaires" de toutes sortes, du 17e siècle jusqu'à nos jours. Il est vrai cependant que les premières migrations sont celles, bien "puritaines" au sens premier du terme, des Pilgrim Fathers du Mayflower (1620) et de la Baie de Massachusetts (1629). Il y a aussi le célèbre épisode de la fondation de la Pennsylvanie (1691) par William Penn et les Quakers, un courant religieux radical proche du puritanisme anglais.
Certes, ces communautés ont marqué la mentalité américaine, pour autant que celle-ci existe vraiment au singulier. Mais leur héritage est aussi et avant tout politique, un fait qui est beaucoup moins mis en évidence que les mœurs réputées puritaines, les peurs et la culpabilité qu'inspirent la sexualité ou le plaisir d'une manière plus générale. Pourtant, ce sont les migrants puritains qui ont amené dans leurs bagages, aux côtés de leur religion austère et de ses préceptes exigeants, les principes républicains dans lesquels a puisé la Révolution américaine et dont se nourrit le système politique des États-Unis depuis plus de deux siècles. Il s'agit au départ (et, dans une certaine mesure jusqu'à aujourd'hui) d'un républicanisme très chrétien, qui a pour but ultime de construire le royaume de Dieu sur terre. De cette attitude à l'égard de la "res publica" découle une conception de la liberté humaine, de ses conditions et de ses restrictions, bien différente de celle qui prévaut en Europe depuis la fin du 18e siècle. Cette différence philosophie et culturelle est à l'origine de bien des malentendus, notamment en rapport avec le fameux "puritanisme" de la société américaine.
Par ailleurs, on est tenté de s’interroger sur les sources de l’image de rigorisme sexuel des Américains qui circule de ce côté-ci de l’Atlantique. De quelle Amérique s’agit-il ? Quelles sont les productions culturelles que consomment les contempteurs de la culture US ? Si nous nous en tenons aux productions les plus populaires et les plus largement diffusées, nous sommes obligés de constater plutôt une apologie de la liberté sexuelle, qu’on pense aux séries à succès Sex and the City ou encore les Desperate housewives. Certes, dans cette dernière série, le personnage de Bree incarne une certaine forme d’hypocrisie morale et sexuelle, puisque tout en allant tous les dimanches à la messe, elle « commet » l’adultère sous toutes ses formes. Mais, justement, tout l’intérêt du personnage et l’effet comique recherché reposent sur cette incohérence, sans cesse tournée en dérision. Et que dire du dessin animé The Simpsons – succès planétaire depuis bientôt vingt ans – , dans lequel tous les débats qui travaillent les États-Unis sont passés sous le scalpel d’une critique corrosive. Le créationnisme, la peine de mort, l’ultralibéralisme économique : toutes les tares qui déchirent le pays y sont traitées. Quant à la sévérité sexuelle, elle est cette fois incarnée par une famille (les Flanders) qui est sans cesse ridiculisée.
Les graves questions de la répression policière et de la pression morale qui pèsent et qui ont pesé sur les Américains ne sont, elles, pas forcément envisagées sur le mode du ridicule. L’excellente série Cold Case puise dans l’histoire américaine des fictions narrant des affaires policières et judiciaires tragiques dont ont été victimes des hommes, des femmes et des enfants, en raison de leur couleur, de leur religion ou encore de leur orientation et de leurs pratiques sexuelles. Il en est de même dans la série Mad Man, qui raconte et dénonce, notamment, combien il était difficile, dans les années 1960, d’être une femme qui veut travailler et se réaliser et combien il était impossible d’être homosexuel.
Alors, où est-ce puritanisme américain tant décrié ? Est-ce dans les romans de Philip Roth, Paul Auster, Bret Easton Ellis, Cormac McCarthy, Siri Hustvedt ou Joyce Caroll Oates ? À moins qu’il soit dans les films de Woody Allen, Quentin Tarantino et Tim Burton ? Vraisemblablement, les arbitres de la normalité sexuelle et amoureuse des Américains ne s’embarrassent pas de la contradiction entre leur discours et le discours des hommes et des femmes qu’ils jugent. En fait, ils sont tout à leur projet d’entretien d’un stéréotype, celui qui fonde l’antiaméricanisme européen depuis maintenant des siècles. Dans cette démarche, comme le dit Philippe Roger « le discours d’hostilité n’est pas discriminant, mais cumulatif ; il suspend le principe de non-contradiction au profit de l’aggravation des charges ». Les préjugés de cet antiaméricanisme sont variés et nous n’avons pas le projet de les détailler ici. Mais une chose est certaine, les lieux communs sur lesquels il se fonde sont bien éloignés de la réalité de l’histoire des religions aux États-Unis ainsi que de la culture qu’ils diffusent aujourd’hui en masse…
Monique Weis et Cécile Vanderpelen (ULB).
Références
Michel Duchein, Puritanisme et puritains, 2009 (www.clio.fr)
Camille Froidevaux-Metterie, Politique et religion aux États-Unis, La Découverte-Repères, Paris, 2009.
Denis Lacorne, De la Religion en Amérique. Essai d'histoire politique, Gallimard, L'Esprit de la Cité, Paris, 2007.
Isabelle Richet, La Religion aux États-Unis, PUF-Que sais-je ?, Paris, 2001.
Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Seuil, 2002