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mardi 3 janvier 2012

Le blasphème (3/4) : le poids de l’histoire

Écrit par  Schreiber
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S’interroger les définitions évolutives du blasphème parmi nos sociétés contemporaines, dans leur rapport aux religions, à la liberté d’expression et à leur droit pénal, c’est nécessairement s’interroger sur leur héritage historique.

Corinne Leveleux entame son excellente étude consacrée à la parole interdite dans la France médiévale (« Du péché au crime »), par un changement capital qui opère vers 1200, alors que le roi de France commence à légiférer sur le blasphème, et que le phénomène blasphématoire entre dans le champ du juridique et donc du politique, en s’émancipant progressivement du religieux.

La justice civile va progressivement s’arroger la répression du délit de blasphème au détriment des tribunaux ecclésiastiques, avec des variations grandissantes dans les peines, le pouvoir temporel se montrant souvent plus inflexible que le pouvoir spirituel et la législation civile plus sévère que la norme canonique. Cela se justifie aussi par le fait que le blasphème est autant perçu comme un acte anti-civique qu’antireligieux, une offense certes faite à Dieu mais en même temps aussi un crime contre l’Etat, ce qui sera caractéristique de la période qui s’ouvre avec la Renaissance.

Plus s’exerce le contrôle social, plus certains comportements sont criminalisés. Perçu comme une provocation et une diffamation, le blasphème a donc des conséquences théologiques ou canoniques, mais aussi judiciaires et sociales : l'incitation à la haine religieuse peut-être considérée, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs, comme un trouble de l'ordre public dans certains Etats.

Parce que la parole blasphématoire est une contestation de l’autorité, une provocation, une forme de subversion, et en ce sens un danger social, elle fut perçue, en particulier à l’époque moderne, comme bouleversant l’ordre établi, comme visant Dieu et le souverain — un souverain investi du pouvoir divin sur terre, garant de l’unité confessionnelle du Royaume, du salut de ses sujets et du respect de la divinité.

Jean Delumeau a cru pouvoir qualifier de « civilisation du blasphème » l'Occident chrétien des XVIe et XVIIe siècles, qui cultive une véritable psychose obsessionnelle en la matière. Casuistes et confesseurs, écrit-il, y jugent unanimement que les deux grands péchés le plus fréquemment commis par leurs contemporains sont la luxure et le blasphème. Progressivement, la culture religieuse post-tridentaire s’est purgée de ce qui dans les traditions populaires, mais aussi dans la culture lettrée colportait de traits de familiarité, de grossièreté, voire d’offense à l’égard de Dieu : moralisation de la société et christianisation de la société iront de pair, et seront marquées par une profusion de textes législatifs qui illustrent en miroir l’inefficacité de la répression.

Si la Réforme a des répercussions fondamentales sur le traitement du blasphème, qui s’apparente de plus en plus à un péché d’hérésie, catholiques et protestants affichent quelquefois des convergences en la matière, comme le montre Alain Cabantous dans son ouvrage magistral sur la question. Ils poursuivent avec non moins de vigueur un péché partagé en leurs terres — Michel Servet fut d’ailleurs deux fois condamné pour blasphème et hérésie, par les catholiques et par les protestants. Tous s’accordent ainsi souvent, au XVIIe siècle encore, pour considérer l’Autre religieux comme fondamentalement blasphémateur, puisque porteur d’une parole qui ne peut qu’aller à l’encontre de la Vérité. C’est ainsi au nom de la répression du blasphème que la Sainte Inquisition romaine fit opérer le brûlement du Talmud en 1553.

Nombre d’auteurs ont montré la différence qui a existé, en réalité de tous temps, entre la volonté du législateur en la matière et l’application de la norme par la machine judiciaire. La fin de l’époque moderne, dans le monde catholique surtout, montre ainsi que l’on réprime peu, que l’on fait davantage preuve de tolérance désormais et que l’on dépénalise progressivement le délit de blasphème. Curieusement, contre toute attente peut-être, la répression est plus forte en pays protestant : ainsi, la Suède réprime sévèrement jusque tard dans l’époque moderne, et appliquera la peine de mort en la matière, bien plus longtemps que d’autres pays d’Europe.

Les jurisconsultes, comme les praticiens du droit, surtout au XVIIIe siècle, ont fait évoluer la définition du blasphème, jusqu’à ce que cette incrimination soit évacuée du code pénal français en 1791 — la loi restauratrice et réactionnaire sur le sacrilège de 1825 ne fut jamais appliquée et abolie cinq ans plus tard — et soit de moins en moins mise en oeuvre dans d’autres pays. Tout au long des siècles, la qualification du crime a ainsi évolué, pour glisser progressivement vers un scandale troublant l’ordre public. Et c’est bien là que réside la vertu réparatrice d’une répression qui s’est voulue exemplaire : faire respecter, vaille que vaille, un ordre social troublé par l’offense faite à Dieu, à la Vierge ou aux Saints.

C’est de plus en plus dans la rhétorique intransigeante d’une Eglise menacée par les libertés modernes que la répression morale du blasphème s’est incarnée, au cœur des représentations les plus fortes des figures du Mal. La parole irrévérencieuse fera ainsi plus que jamais parler le Diable dans l'imaginaire catholique, une parole infernale au service de la Contre-Eglise animée par Satan. L’Eglise, on le sait, a depuis le XIIe siècle construit une sotériologie où la figure répulsive du Diable a occupé une place de plus en plus importante et construit son imagerie du Diable telle qu’elle dominera à partir de la fin du XIVe siècle, un diable qui devient, plus qu’un antagoniste de Dieu, le rival par excellence de celui-ci.

La figure de Satan culmina au XVIIe siècle, avant de refluer avec la fin des guerres de religion, suivant ainsi le cours de la répression du blasphème et ses fluctuations. Elle revient à la fin du XIXe siècle — au moment où la culture catholique regorge à nouveau de surnaturel et où la Révolution française, considérée comme une profanation par le catholicisme intransigeant, est assimilée comme telle au blasphème. Tout comme elle mobilise contre ce qu’elle considère comme une Contre-Eglise, l’Eglise entend réfuter ce qui lui paraît détourné dans son propre lexique : ses adversaires auraient pris à l’Eglise les mots de liberté, de vérité, de vertu… pour les détourner de leur sens — le mensonge, c’est l’inversion du sens de la Vérité, et le blasphème c’est l’exact inverse de la parole sacrée.

Parole interdite, parole transgressive, la parole blasphématoire est une violence symbolique. D’aucuns ont parlé du blasphème comme d’une acclimatation du sacré dans le profane ; peut-être est-ce avant tout une intrusion du profane dans le sacré, une familiarité ou une intimité impossible avec le divin. Alain Cabantous a montré qu’il s’agit, dans le contexte de la première modernité — et la Contre-Réforme l’incarnera le mieux —, d’une immixtion considérée comme intolérable du profane dans le sacré. Elle balise la séparation entre les deux mondes, qui ne peut plus être transgressée — alors qu’avant qu’elle ne fût figée par la Contre-Réforme, la familiarité entre sacré et profane était à vrai dire davantage tolérée.

Parole subversive, la parole blasphématoire demeure une parole, et l’anthropologie de la parole impie est révélatrice à cet égard : pour se laver de ce péché, pour réparer la transgression et rétablir la démarcation entre le profane et le sacré, le blasphémateur est invité à faire pénitence en se mortifiant : il se frappera ainsi la bouche contre le sol ou fera un signe de croix sur la terre avec la langue, de façon à purifier ses lèvres impies. De même, il s’imposera le jeûne comme contrition, la bouche d’où ont été proférées les paroles sacrilèges étant ainsi mise à l’amende.

 Louis IX, qui en 1263 abolit dans le royaume de France la peine de mort pour blasphème, la remplaça par des mutilations pour les récidivistes : percement des lèvres, percement voire tranchage de la langue... En 1727 encore, cinq siècles plus tard, une ordonnance royale punira de la même peine les soldats blasphémateurs, les marquant ainsi dans leur chair. Et rappelons-nous que le bourreau coupa la langue du chevalier de la Barre avant de le décapiter et le brûler avec le texte du Dictionnaire philosophique de Voltaire, la lecture pernicieuse de l’impie jeune chevalier qui eut le triste privilège d'être le dernier condamné à mort pour blasphème en France.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

 

Orientation bibliographique :

A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, fin XVIe-milieu XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998

O. Christin, Une révolution symbolique : l'iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991

Injures et blasphèmes, Revue Mentalités, n°2, présenté par Jean Delumeau, Paris, Imago, 1989

C. Leveleux, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, XIIIe-XVIe siècles ; du péché au crime, Paris, De Boccard, 2001

V. Zuber, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris, Champion, 2004


Dernière modification le vendredi 28 septembre 2012

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