Dimanche 22 décembre 2024
mardi 3 janvier 2012

Le blasphème (4/4) : péché et droit pénal

Écrit par  Schreiber
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Les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 ont aboli la notion de blasphème en tant que blasphème, ce dernier ne pouvant être sanctionné que lorsqu'il y a abus ou trouble à l'ordre public : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » (article X) ; « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi » (article XI). La Révolution française représente une rupture en la matière, voire une inversion : la Terreur désinstitutionnalise la religion dans l’espace public — ce qui est déjà très sacrilège — et le droit se débarrasse progressivement de l’inscription du péché de blasphème dans ses textes.

Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le droit a définitivement mis au rencart la répression de ce qui paraît blasphématoire aux yeux de certains. Certes, en 1952, la Cour suprême américaine, dans le fameux arrêt « Baurstyn contre Wilson » a déclarée anticonstitutionnelle — le 1er amendement à la Constitution garantissant la liberté d'expression — l'interdiction du court-métrage « Le Miracle » de Roberto Rossellini, un film jugé blasphématoire. Tandis que la société américaine, dès lors privée de recours judiciaire pour faire valoir sa frilosité morale, a plutôt usé de l’auto-censure, ailleurs, en revanche, le délit de blasphème a continué de nourrir la censure légale, plusieurs décennies durant.

En Allemagne, l'article 166 du Code pénal, punit en effet le blasphème jusqu'à trois ans d'emprisonnement, s'il y a trouble de la paix civile ; il est incorporé aussi dans le droit de l'Alsace-Moselle, qui n’est pas soumise à la loi de séparation française de 1905. C'est le cas aussi en Autriche (articles 188, 189 du Code pénal), au Danemark (sections 140 et 266b du Code criminel), en Finlande (section 10, chapitre 17 du Code pénal), en Irlande (article 40 de la Constitution) ou en Espagne (article 525 du Code pénal) — qui sous le franquisme incarcéra notamment le dramaturge Arrabal pour crime de blasphème.

C’est le cas aussi en Italie, ou en vertu d’un code pénal datant du fascisme, les délits d’outrage à la religion ont été atténués non par une révision du Code mais par des arrêts de la Cour de Cassation (la loi italienne de 2006 a réformé le code pénal fasciste, sans supprimer l’incrimination de blasphème, mais en en modifiant le régime des sanctions). C’est le cas en Norvège (loi de 1930), aux Pays-Bas (article 147 du Code pénal, utilisé sans succès pour la dernière fois en 1968), en Pologne, en Suisse (article 261 du Code pénal) ou au Royaume-Uni — où la loi ne s'applique toutefois qu'à l'Église anglicane, de sorte que la plainte déposée contre les Versets sataniques de Salman Rushdie au motif qu’ils blasphèmeraient l’islam y a été rejetée.

Dans la plupart de ces derniers pays, les dites dispositions légales n'ont en réalité jamais ou peu été utilisées ; souvent, aucune jurisprudence n'est même citée. En Grèce toutefois, l’article 198 du Code pénal punit celui qui, en public et avec malveillance, offense Dieu de quelque manière que ce soit, et celui qui manifeste en public, en blasphémant, un manque de respect envers le sentiment religieux. Cette loi a encore été utilisée en 2005 pour faire condamner à six mois de prison in abstentia l'illustrateur autrichien Gerhard Haderer, et ce pour une bande dessinée jugée blasphématoire, interdite de parution en 2003 — la Cour d'Appel a par la suite levé cette interdiction, sous la pression de l’Union européenne.

La Vie de Brian des Monthy Python fut interdit pendant huit ans en République d'Irlande, et pendant un an en Norvège ; la publicité en Suède annonça ainsi avec beaucoup de malice, en référence à cette interdiction voisine : « Le film tellement drôle que les Norvégiens ont dû l'interdire ». Le film ne fut pas distribué en Italie avant 1990, onze ans après sa sortie. Il fut proscrit à Jersey jusqu'en 2001, et même alors, il fut interdit aux moins de dix-huit ans.

En France, comme dans quelques autres pays — dont la Belgique —, le délit de blasphème n'existe pas (notons qu’en ce qui concerne la Belgique, le code pénal prévoit en son article 144 que « toute personne qui, par faits, paroles, gestes ou menaces, aura outragé les objets d'un culte, soit dans les lieux destinés ou servant habituellement à son exercice, soit dans des cérémonies publiques de ce culte, sera punie d'un emprisonnement de quinze jours à six mois et d'une amende de vingt-six euros à cinq cents euros). Toutefois, les lois françaises de 1881 sur la liberté de la presse (renforcées par l’arsenal anti-discriminatoire de la loi Pleven de 1972) y sanctionnent l'incitation à la haine ou à la violence en raison de la religion (art. 24) ou la diffamation contre un groupe religieux (art. 31). Ainsi, souvent, la loi Pleven ou d'autres instruments juridiques, conçus comme plus efficaces que des lois anti-blasphème, sont aujourd’hui utilisés ou manipulés par ceux qui entendent poursuivre pour blasphème sous le couvert d’injure faite aux religions, et qui inversent à cette fin le sens de la rhétorique des droits de l’homme.

Le droit international, enfin, a du mal à intégrer cette notion ; ainsi, la Cour européenne des Droits de l’Homme a considéré que les Etats sont plus à même que le juge international d’apprécier la légitimité d’une restriction à la liberté d’expression destinée à protéger leurs concitoyens de ce qui peut les heurter. Elle a, en 1994, conforté la décision de la justice autrichienne dans l’affaire Werner Schroeter — le réalisateur et metteur en scène allemand auteur du Concile d’Amour, attaqué par le Otto Preminger Institut —, ou celle de la censure britannique dans l’affaire Nigel Wingrove en 1996 — du nom du cinéaste auteur du court-métrage Visions of Ecstasy.

Dans ces deux arrêts, la Cour de Strasbourg a considéré qu’en matière de liberté d’expression, les opinions dites blasphématoires relevaient d’une catégorie particulière, alors qu’habituellement la Cour est dans sa jurisprudence plutôt attentive à ce que la liberté d’expression proclamée dans l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme soit pleinement respectée. Et ce alors que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande quant à elle la suppression du délit de blasphème dans le droit interne des Etats affiliés.

Déduisant de la liberté de religion le droit d’être protégé contre des propos diffamant la religion et donc pour un justiciable de ne pas être insulté dans ses sentiments religieux, la Cour de Strasbourg a ainsi assimilé la diffamation de ce qui est considéré comme sacré par les religions à la diffamation des personnes — justifiant dès lors des éventuelles restrictions à la liberté d’expression. Mais en réalité, aux Etats-Unis surtout, et en Europe davantage chaque jour désormais, c’est l’auto-censure qui prévaut, de sorte que c’est moins dans la répression que dans la prévention du supposé délit de blasphème que s’inscrit la tendance, en ce début de XXIe siècle.

Il s'agit donc aussi, au regard de sa profondeur historique et de l’état moral de nos sociétés, d’interroger la question du blasphème ou ses expressions contemporaines dans les législations nationales, tout autant que les restrictions à la liberté d'expression dans le droit international, ainsi que le recours à des arguments religieux comme le blasphème dans des revendications de type ethnique ou identitaire. Et ce parce que dans des pays vivant sous le joug de la loi religieuse, mais également dans nos démocraties libérales, le « religieusement correct » revient en force aujourd’hui et contribue, notamment en usant de l’argument de la diffamation religieuse, à brider la liberté d’expression.

L’affaire des caricatures danoises a montré que la censure pouvait venir non seulement de l’autorité civile, mais également de ceux qui sont prêts à tout, jusqu’à détourner l’esprit de la loi, pour faire triompher leur conception totalitaire d’une liberté d’expression bridée par le respect qui serait dû aux expressions de la foi religieuse. Ce qui a conduit à de nombreuses actions intentées pour injure envers une religion devant les tribunaux, notamment français — le délit de blasphème étant comme on l’a dit irrecevable en France.

Par une perversion de sens, la diffamation de la religion est ainsi assimilée aujourd’hui à la diffamation envers les croyants, menant à la confusion avec la discrimination ethnique ou religieuse. La relation entre blasphémateur et l’objet du blasphème, qui était verticale (blasphémateur/Dieu), s’est ainsi horizontalisée, opposant celui qui exerce son droit à la liberté d’expression à l’égard des croyances religieuses et celui qui considère que sa liberté religieuse serait atteinte par ce type d’offense.

Le rétablissement d’un ordre moral se profile ainsi insidieusement, par la voie non politique mais judiciaire — avec quelques succès comme l’interdiction de l’affiche de la Cène détournée de Marithé et François Girbaud, en 2005, cassée toutefois en Cour de Cassation l’année suivante. Cela dit, l’affaire des caricatures a définitivement permis à des groupes de pression de revendiquer ouvertement le rétablissement d’une législation anti-blasphème là où elle n’existe plus, et son application ailleurs. La répression du blasphème montre ainsi la complexité de sa gestion sociale et judiciaire, au coeur de la tension entre liberté de conscience (du diffamateur et du diffamé), liberté d’expression et censure ­— comme si l’on en revenait au temps où Flaubert subissait pour le texte de Madame Bovary les foudres du procureur Pinard.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

 

Orientation bibliographique :

J. Boulègue, Le blasphème en procès, 1984-2009. L’Eglise et la mosquée contre les libertés, Paris, Nova, 2010

P. Dartevelle, Ph. Denis et J. Robyn (dirs.), Blasphèmes et libertés, Paris, Cerf, 1993

 

Dernière modification le vendredi 28 septembre 2012

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